Henri Van Lier Objet et esthétique. Rien n'est plus commun que les objets. Mais

Henri Van Lier Objet et esthétique. Rien n'est plus commun que les objets. Mais dès qu'on tente de leur trouver une définition universelle, on se heurte à d'étranges résistances. On peut bien décider d'appeler de ce nom les produits de l'artifice ; mais chez beaucoup de peuples, la frontière entre le naturel et l'artificiel reste flottante. Dire que l'objet est ce qu'on manipule, ou encore ce qui affecte les sens, n'est guère intelligible que pour un Occidental, imbu de la Grèce. Et comment comprendre les nombres : un objet, /'objet, les objets, là où on a peu l'idée de l'individu ? Du reste, le fran çais chose, l'allemand Ding, l'anglais thing ne seraient pas moins restrictifs, étant d'origine juridique. Bref, le terme d'objet (ob-fectum, jeté à la rencontre) a bien désigné la table, le treuil, la balle, la couronne, le calice, à un moment où ceux-ci étaient précisément perçus dans l'objectivité, c'est-à-dire dans l'attitude du monde gréco-renaissant. Et ce n'est que par une généralisation redoutable que nous l'utilisons pour nom mer les analogues de la table, du treuil, etc. dans les autres cultures du passé, ou bien encore dans celle qui est en train de se développer dans les pays de haute industrie. Si on le permet, comme la distinction importe à notre propos, nous écrirons objet avec un trait d'union étymologique, ob-jet, quand nous voudrons souligner que la table, le treuil, etc. sont entendus comme ils l'ont été dans le monde occidental. Tandis que pour désigner, sans restriction, tant ces ob-jets que leurs analogues dans d'autres mondes, nous écrirons communément objet. La confusion des deux sens a causé, à l'égard des « primitifs », des incompréh ensions qui commencent à se guérir sous l'influence de l'anthropologie, et il n'y a pas à y revenir. Mais, vis-à-vis des réalités nouvelles, même et surtout dans les milieux cultivés, les cécités perdurent. Si beaucoup d'études sociologiques sont monotones dans leur description et grincheuses dans leur jugement, ce n'est pas seulement qu'elles émanent de clercs déçus de leur peu d'influence, mais aussi qu'elles abordent avec les catégories de l'ob-jectalité des objets neufs qui supposent d'autres grilles. Nous allons tenter de caractériser les trois mondes d'objets qui se partagent l'histoire 1, en en considérant chaque fois les diverses couches : la matière, le 1. Cette division sera parallèle à celle des trois moments de l'art que nous avons pro posée dans le Nouvel Age, Casterman, 1962. Par contre, elle ne correspond pas à celle des trois visages de la machine, développée dans le même ouvrage. En raison de ses impér atifs et de ses facultés techniques, la machine a plus d'indépendance culturelle que l'ustensile et l'œuvre d'art. 89 Henri Van Lier geste producteur, la structure constructive, la structure plastique, la structure de maniement, la relation à l'espace et au temps, la relation au langage, l'appel aux catégories métaphysiques de substance et de causalité. Certains de ces aspects ont été bien étudiés déjà, surtout pour les objets primitifs. Mais nous n'aurons pas de scrupule à répéter, au passage, ce qui est connu. L'important ici c'est les cohérences d'ensemble et les cohérences sensibles, lesquelles supposent des par cours assez complets. Ce faisant, nous nous serons essayés à une esthétique des objets un peu au sens où Kant entendait le mot quand, dans la Critique de la raison pure, il parlait d'esthétique transcendantale. C'est-à-dire que nous aurons tenté de lire le sens qu'ils nous communiquent du seul fait qu'ils parlent à la sensation et à la perception. Même si nous considérons leurs constructions, leurs fonctionnements, leurs dénominations par le langage, leurs relations à l'espace, au temps, à la causalité, à la substance, ce sera toujours à partir de l'épreuve sensible que nous proposent leur présence ou leur utilisation. Et du coup nous verrons que l'esthétique au sens étroit, telle qu'elle a été intro duite par la sensibilité grecque et telle qu'elle se thématise au xvme siècle dans la définition de Baumgarten comme science du beau et de l'art, ne s'applique bien qu'à l'ob-jet occidental. Nous l'écrirons alors entre guillemets : « esthétique ». On en trouve également des analogues dans les autres cultures, et en particulier dans notre monde industrialisé ; nous nous y arrêterons un instant à propos de ce dernier. Mais, pour finir, nous reviendrons à l'esthétique au sens très général pratiquée dans les premières parties de ce travail. Car nous voudrions marquer ses rapports à la sémantique, et surtout souligner qu'elle est, à nos yeux, la tâche la plus négligée et en même temps la plus urgente pour une sociologie et une politique contemporaines qui voudraient éviter les habituels contresens. 1. Uobjet ancien non occidental. Pour qui les aborde sensiblement, une première classe est formée par tous les objets d'autrefois qui n'appartiennent pas à la tradition inaugurée par la Grèce. Ce monde « primitif » compte les productions de l'Afrique, de l'Océanie, de l'Amé rique précolombienne, de l'Asie. Ce dernier cas est moins clair, puisque Chinois, Hindous et Musulmans ont eu des contacts nets avec l'Europe, et d'autre part ils ont édifié, sur leur propre fonds, des cultures déjà très abstraites, qui évoquent par certains côtés l'attitude grecque. Mais, pour des raisons qui vont se préciser, ils se rattachent fermement à ce premier groupe. Seuls les objets japonais exigent un traitement spécial. Or, ce qui s'impose d'emblée dans les objets anciens non occidentaux c'est leur matière. Il ne faudrait pas dire trop vite qu'elle est magique. Mais, abondante ou grêle, souvent soulignée par une patine, elle fournit le point de départ de l'entre prise, elle possède des vertus génératrices de l'ouvrage, et celui-ci en paraît d'abord une émanation. En sorte qu'elle déborde ostensiblement les structures qui s'y déterminent. Et l'objet en obtient une profondeur voire une opacité, jusque dans la porcelaine translucide, qui le fait apparaître comme un renflement ou une dépression de l'étoffe du monde. Le geste constructeur a autant de prestiges. Né des matières, ou plus exacte ment avec elles, il capte leurs forces et leurs rythmes, et leur répond par ses forces et ses rythmes en une sorte de fidélité dansée. On n'oserait pas parler de 90 Objet et esthétique manipulation, car en ce cas, la main n'est pas un organe, un instrument. A tra vers elle passe seulement l'extrémité d'une force, dont l'homme est plutôt le véhi cule que la source ou le détenteur. Et, de même que le geste n'est pas au service de l'artisan, il n'est pas au service de l'œuvre à faire. Il ne se réduit jamais à effec tuer, à être le moyen transitoire de quelque chose qui finirait par devenir indé pendant de lui. C'est même trop peu de dire qu'il s'inscrirait dans l'ouvrage, car il continue sans cesse de s'y produire, comme la matière de s'y dévoiler, comme tous deux de s'y chercher l'un l'autre. Matière et geste demeurent avec l'objet, qui est leur étreinte, d'exacts contemporains. Et l'objet trouve dans cette ren contre, jusqu'à leur éclipse à tous trois, puisqu'il n'y a pas de vraie mort, une nouvelle façon de renfler ou de déprimer l'ambiance, sans rupture externe ni interne. La structure constructive confirme cette densité. Elle est souvent d'un seul tenant. Et, même quand elle joint des pièces multiples, c'est sans marquer leur articulation. En particulier, la manière dont l'objet s'appuie sur le sol ou contre le mur ne poursuit jamais l'évidence d'une dérivation dynamique, s'équilibrant de relais en relais jusqu'à un lieu stable. L'édification paraît agrégative, plus végétale que vertébrée, en une succession de systoles et de diastoles. Des ustens iles d'Océanie jusqu'aux tours chinoises et aux temples cactus de l'Inde, l'art de construire obéit à la même propagation, seule démarche compatible avec une matière débordante et un geste nourri aux battements des corps. Aussi la structure plastique de tout cela répond mal à ce qu'un Occidental appelle forme (Gestalt). Vers le dehors, elle néglige de se détacher sur un fond ; vers le dedans, elle ne se décompose pas en parties intégrantes, c'est-à-dire ren voyant directement au tout. Chaque portion de dessin ou de couleur s'ouvre à la voisine, et celle-ci à la voisine encore, en une prolifération de segments vitaux. Si une figure géométrique se dégage, comme dans certains ustensiles du paléo lithique, c'est par une agglutination cohérente, telle l'abeille disposant son alvéole, non par l'intention totalisatrice d'une vraie géométrie. Ainsi, ni le tracé ni le chromatisme ne détachent ni ne prélèvent rien, que ce soit au-dedans ou par rapport au dehors. Ils aident à provoquer une confluence, où les forces, éparses dans la nature, se prennent à abonder. Toutes ces prévalences du tactile sur le visuel commandent alors la structure opératoire, celle qui regarde l'usage. Même si l'emploi est rigoureux, comme dans un canoë ou un boomerang, il comporte plusieurs couches : la pierre à moudre Dogon est en même temps testicule procréateur. C'est pourquoi, dès que l'exigence technique se fait moins imperative, des zones importantes de l'objet ne concer nent plus son usage apparent, et s'ouvrent à la décoration : non pas une décora tion adventice, simple uploads/Geographie/ objet-et-esthetique-henri-van-lier.pdf

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