notes de lecture Recherches internationales, n° 87, juillet-septembre 2009, pp.

notes de lecture Recherches internationales, n° 87, juillet-septembre 2009, pp. 193-212 193 La lecture du dernier rapport de la CIA sur « le monde en 2025 » ne fournit guère de renseigne- ments qu’un observateur ordi- naire de l’économie et de la politi- que mondiale aurait ignorés. Par contre elle nous permet de mieux connaître le mode de pensée de la classe dirigeante étasunienne et d’en identifier les limites. Je résumerai mes conclusions de cette lecture dans les points sui- vants : (i) la capacité de « prévoir » de Washington étonne par sa faiblesse ; on a le sentiment que les rapports successifs de la CIA sont toujours « en retard » sur les événements, jamais en avance ; (ii) cette classe dirigeante ignore le rôle que les « peuples » jouent parfois dans l’histoire ; elle donne le sentiment que les opinions et les choix des classes dirigeantes comptent seuls, et que les peuples « suivent » toujours ces derniers choix pour s’y adapter sans jamais parvenir à les mettre en échec et encore moins à imposer des al- ternatives différentes ; (iii) aucun des « experts » dont l’opinion aurait été retenue n’imagine possible (et encore moins « acceptable ») un mode de gestion de l’économie autre que celui dont l’économie conventionnelle reconnaît le ca- ractère prétendu « scientifique » Alexandre ADLER [Présentation] Le nouveau Rapport de la CIA : comment sera le monde en 2025 ? (Robert Laffont, 2009, 298 p., 17 €) Le monde en 2025 selon la CIA (l’économie capitaliste « libérale » et « mondialisée »), il n’y aurait donc pas d’alternative crédible (et donc éventuellement possible) au « capitalisme libéral » ; (iv) l’impres- sion qu’on tire de cette lecture est que, de surcroît, l’establishment étasunien conserve quelques solides préjugés, notamment à l’égard des peuples d’Afrique et d’Amérique latine. Le rapport précédant – « le monde en 2015 » – n’avait pas ima- giné que le mode de financiarisa- tion du capitalisme des oligopoles devait nécessairement conduire à un effondrement comme cela s’est produit en 2008 et avait été prévu et décrit des années auparavant par des analystes critiques que les experts de l’establishment étasunien ne lisent jamais (dont François Morin, John Bellamy Foster et moi-même). De la même manière l’échec militaire en Afghanistan n’avait pas été ima- giné et c’est seulement donc dans ce dernier rapport que l’idée d’un abandon partiel de la stratégie de Washington de contrôle militaire de la planète est envisagée – évi- demment suite à son échec ! Aujourd’hui encore donc (dans la perspective de 2025) le rapport affirme sans hésitation « qu’un effondrement de la mondialisa- 194 Notes de lecturE tion » reste impensable. Notre hypothèse est au contraire qu’il y a une forte probabilité de « dé- globalisation » par la constitution de régionalisations robustes et déconnectées (au sens que les rapports que ces régions entre- tiendraient entre elles seront l’objet de négociations ne remet- tant pas en cause gravement leur autonomie relative). D’une manière générale « l’hé- gémonie » des États-Unis, dont le déclin est visible depuis plusieurs décennies, affirmée pourtant dans le rapport précédant comme tou- jours « définitive », est désormais imaginée comme « écornée », mais néanmoins toujours robuste. Il est coutumier que les clas- ses dirigeantes n’imaginent pas le terme possible du système qui assure la perpétuation de leur domination. Les « révolutions » sont donc toujours, pour elles, non seulement des « catastro- phes », mais encore des accidents imprévisibles, inattendus, « irra- tionnels ». Cette myopie fatale leur interdit de sortir du cadre d’une prétendue « real-politik » (fort peu réaliste en réalité !) dont le par- cours est façonné exclusivement par les effets des calculs, des al- liances et des conflits concernant les seules classes dirigeantes. La géopolitique et la géostratégie sont alors strictement enfermées dans l’horizon des possibilités confor- mes à ces jeux. Les raisonnements développés par les analystes de la CIA, concernant les différentes options possibles de la classe dominante étasunienne (et de ses alliés subalternes européens et japonais), en réponse à celles de leurs adversaires sérieux (les pays « émergents », Chine en premier lieu) et aux oscillations chaotiques possibles d’autres, sont certainement fondées. Mais il reste que l’éventail des objectifs et des stratégies mises en œuvre par les états, les nations et les peuples des périphéries du système mondial (qu’il s’agisse des pays émergents ou de ceux qui sont marginalisés) est sé- rieusement rétréci par le préjugé « libéral » fondamental. La contra- diction fondamentale à laquelle les classes dirigeantes des pays concernés sont confrontées est ignorée. Que ces classes soient « pro-capitalistes », au sens large du terme, n’est pas discutable, mais évident. Il reste que leurs projets capitalistes ne peuvent se déployer que dans la mesure où les stratégies mises en œuvre contraignent alors, avec succès, les centres impérialistes à reculer. Le rapport sous-estime largement cette contradiction pour se sa- tisfaire de ce qui paraît encore correct aujourd’hui, à savoir que les pouvoirs en place (en Chine, en Inde, au Brésil, en Russie et ailleurs) ne remettent pas (en- core ?) en cause les fondements de l’ordre international. Il en est ainsi parce que dans la phase précédente de déploiement de la mondialisation, celle que j’ai qualifiée de « belle époque » (1980- 2008) les pays émergents étaient effectivement parvenus à « tirer profit » de leur insertion dans la mondialisation en opération. Mais cette phase est désormais close et les classes dirigeantes des pays concernés devront le constater et, partant, mettre en œuvre des stra- tégies de moins en moins « com- plémentaires » de celles déployées par les oligopoles du centre im- 195 Notes de lecture périaliste, en fait donc de plus en plus conflictuelles avec celles-ci. Un facteur décisif – ignoré par les analystes de la CIA – accélérera probablement cette évolution : la difficulté à concilier une crois- sance « capitaliste » forte et des réponses acceptables aux problè- mes sociaux associés à celle-ci, à laquelle se heurtent les pouvoirs en place dans les périphéries du système. Les experts de la CIA ne font pas la distinction entre les clas- ses dirigeantes du centre impé- rialiste et celles des périphéries, puisqu’elles sont toutes « pro-ca- pitalistes ». Pourtant, à mon avis, cette distinction est essentielle. Les classes dirigeantes de la triade impérialiste – les serviteurs fidèles des oligopoles – ne sont effectivement pas « menacées », du moins dans l’avenir visible. Elles garderont donc probable- ment l’initiative dans la gestion de la crise, en faisant margina- lement si nécessaire quelques concessions aux revendications sociales. Par contre les classes dirigeantes des périphéries sont dans des positions beaucoup moins confortables. Les limites de ce que peut produire la voie capitaliste sont ici telles que leur relation aux classes populaires demeure ambiguë. Des évolutions dans les rapports sociaux de force, favorables à des degrés divers aux classes populaires, sont ici possibles, et même probables. La convergence entre le conflit qui oppose l’impérialisme aux peuples et nations des périphéries d’une part et celui qui oppose le capitalisme à la perspective so- cialiste d’autre part est à l’origine de la position inconfortable des classes dirigeantes pro-capitalis- tes au pouvoir dans le Sud. Faute de saisir la nature de cette contradiction majeure, les experts de l’establishment étasu- nien considèrent que l’option du « capitalisme d’État » (de la Chine et de la Russie) n’est pas viable et doit conduire un jour ou l’autre à une restauration du capitalisme libéral. L’autre possibilité, qui leur échappe, est que ce capitalisme d’État évolue « à gauche », sous la pression victo- rieuse des classes populaires. Les scénarios envisagés dans le rapport sont de ce fait fort peu réalistes. L’imaginaire de Washington ne va pas au-delà du préjugé selon lequel le succès même de la croissance forte des pays émergents renforcera les classes moyennes qui aspireront à la fois au capitalisme libéral et à la « démocratie », définie bien entendu selon la formule en cours en Occident (pluripartisme et système électoral de la démocratie représentative), la seule formule de démocratie reconnue par l’es- tablishment occidental. Que les classes moyennes en question n’aspirent pas à la démocratie parce qu’elles savent que le main- tien de leurs privilèges exige la répression des revendications po- pulaires ne vient pas à l’esprit de nos « experts ». Qu’en conséquence la démocratisation, associée au progrès social et non dissociée de celui-ci comme c’est le cas dans le modèle de la « démocratie » représentative » préconisée, doive emprunter d’autres voies est tout également étranger à leur mode de pensée. D’une manière générale, les « experts » du libéralisme ignorent la possibilité d’une intervention 196 Notes de lecturE des peuples dans l’histoire. En lieu et place ils survalorisent le rôle des « individus exceptionnels » (comme Lénine et Mao, à l’intervention desquels les révolutions russe et chinoise est attribuée, comme s’il n’y avait eu aucune situation objective qui rendait prévisibles ces révolutions, quelque ait été le rôle de ses dirigeants !). Ce uploads/Geographie/ ri87-nl-adler-pdf.pdf

  • 29
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager