Méduse face à Gaïa. Commentaire de : Latour, Bruno. 2015. Face à Gaïa. Huit con
Méduse face à Gaïa. Commentaire de : Latour, Bruno. 2015. Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique. Paris : La Découverte. http://www.espacestemps.net/articles/meduse-face-a-gaia/ Alexandre Rigal Ce commentaire de Face à Gaïa décrit la bataille intellectuelle que Bruno Latour engage contre les Modernes, à l’heure où la Terre les menace. Il use pour cela de l’icône Gaïa, personnage principal de l’ouvrage qui lui permet de représenter une Terre réanimée des créatures qui la compose. Saisir cette composition est le moyen pour les Modernes de prendre en compte les effets néfastes de leurs actes sur les autres créatures, et sur eux-mêmes. Car ceux-ci sont à la fois médusés et effrayés par le grouillement des créatures terrestres, auxquelles ils ne parviennent pas à avoir un accès efficient. C’est pourquoi Bruno Latour propose des expérimentations artistiques pour exercer la perception aux autres composantes de la Terre ; cela pour nous apprendre à définir les territoires partagés avec les autres existants, afin d’envisager des vies nouvelles pour une vision de la Terre renouvelée et plus durable. TERRE, ANTHROPOCENE, CHANGEMENT, PERCEPTION, ART Bruno Latour est philosophe, sociologue des sciences, et l’un des fondateurs de la théorie de l’acteur-réseau. Son travail consiste à enrichir la description de l’activité scientifique, en augmentant le nombre d’acteurs pris en compte, et plus spécifiquement d’acteurs non humains. Il a su généraliser les résultats de ces travaux à propos des sciences pour analyser de manière critique les attitudes et l’ontologie modernes. Selon lui, les Modernes1 sont aveuglent pour percevoir le grand nombre de participants à leurs vies – objets techniques, êtres vivants notament (Latour 1991, 2012), dans les sciences et hors des sciences. Dans Face à Gaïa, l’enrichissement qui est à mener s’étend à la description de la Terre, qui déborde de créatures en relation. Mais aujourd’hui, du fait du développement industriel et idéologique moderne, ces relations sont bouleversées et menacées par le réchauffement. Or les Modernes, habitués à réduire l’importance des autres existants dans leurs activités, ne s’en soucient pas assez. Pour qu’ils prennent soin de ces créatures avec lesquelles ils composent la Terre et dont ils dépendent, il faut les y rendre sensibles. Pour ce faire, Bruno Latour développe des moyens artistiques et religieux : le personnage de Gaïa, une pièce de théâtre, une simulation de négociations climatiques, par exemple, afin d’augmenter la représentation des créatures terrestres. Il espère ainsi participer à la lutte contre le réchauffement de la Terre. Résumons les enjeux de ce livre animé par un sentiment d’urgence : Bruno Latour s’engage directement pour l’écologie, tant politique que scientifique. Dans un premier temps, il a pour objectif de mettre fin au débat sur le réchauffement climatique en démontrant qu’il n’existe plus de débat scientifique. À quoi bon débattre, d’autant plus quand le débat — en particulier américain — est travaillé par des marchands de doute qui ne mettent pas à mal les démonstrations scientifiques ? Ensuite, il tente de définir les conditions morales et politiques pour prendre en compte le réchauffement. D’un point de vue moral, il propose d’étendre l’injonction chrétienne à l’amour de l’autre jusqu’au non-humain et à la plus petite créature participant à la composition de la Terre. Il imagine des techniques religieuses et artistiques pour parvenir à cette fin, qui seront décrite dans ce commentaire. Par la suite, il développe une pensée politique qui malmène à la fois les États-nations et les représentations politiques. Et ce à la fois par la proposition de représentation politique des intérêts d’entités aujourd’hui invisibles — telle plante — ou d’un écosystème plus vaste qu’un territoire national — le cours d’un fleuve, par exemple. Il veut pousser encore plus loin la démocratisation : jusqu’aux non-humains. De là, en toile de fond, apparaît une critique lourde du fonctionnement des États-nations et de la représentation politique fondée sur la délibération, qui exclut les intérêts d’autres parties prenantes à la vie des territoires. La politique de Bruno Latour est ainsi rabattue sur les notions de « lutte » et d’« intérêts » en vue de défendre des écosystèmes, au détriment d’idéaux historiquement portés par les États-nations, ancrés dans des territoires sans logique écosystémique : « raison », « peuple », « intérêt supérieur », « universalité ». 1 Celui qui est « Moderne », pour Latour, est celui qui bouleverse l’ordre des existants et qui multiplie les objets techniques, tout en limitant la perception et l’importance de l’existence de ces existants bouleversés et multipliés (1991, p. 21-22). Il n’y a pas d’intérêt à définir précisément qui possèderait en propre cette attitude, d’une part parce que les attitudes sont toujours hybrides, d’autre part parce que les colonisations et la globalisation ont répandu cette attitude. Le peuple des Modernes possède donc des contours toujours incertains, ce qui permet une très large identification de la part des lecteurs. Voir en particulier l’ouvrage de Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes (1991). Avec cet ouvrage, l’auteur produit un effort d’intégration des avancées des Science Studies et de la notion d’« anthropocène »2 à la pensée politique et morale contemporaine. Aux prises avec un ouvrage de cette ambition, si engagé, qui balaye les sciences depuis la géologie jusqu’à la théologie, et qui appelle à un renouveau de nos modes de vie, les plus hermétiques aux hybridations intellectuelles de Bruno Latour passeront leur chemin. L’ouvrage fait le pari que la notion d’« anthropocène » change la donne. Les sciences de la nature ont désormais à prendre en compte les associations d’humains, comme les sciences humaines et sociales, les relations entre les humains et les autres composantes de leur environnement. Par ailleurs, les plus critiques de la valorisation des non-humains trouveront la poursuite de cette logique, poussée à l’extrême, puisque désormais les humains — certains d’entre eux plus que d’autres — doivent rendre des comptes aux non-humains qu’ils ont malmenés. Réaliser un commentaire de Face à Gaïa est ardu. Face à un livre palimpseste issu des huit conférences Gifford données à un public anglophone par Bruno Latour, traduites, regroupées et réécrites, nous userons copieusement de médiateurs, ou mieux d’intercesseurs. Il s’agit là de la seule manière de tenter de faire fructifier cet ouvrage, qui risque chaque page de se mettre les chercheurs en sciences sociales à dos : par le langage de l’accusation et de l’urgence du changement, par sa passion joyeuse pour son époque, par le recours à la religion, par l’appui sur des auteurs maudits3, par le mélange des sciences humaines et sociales avec les sciences de la nature. Ce texte n’est pas un ersatz critique de l’ouvrage. Je vais au contraire mobiliser des intercesseurs qui permettront d’expliciter le développement d’une pensée, dont la réception est difficile. Pour ce faire, je mobilise des intercesseurs. Je tente de faire fonctionner et d’expliciter ce texte par la confrontation et l’entrecroisement avec d’autres auteurs et des réflexions plus personnelles. La partie critique traditionnelle qui termine un compte-rendu d’ouvrage n’est pas présente ici. Elle se diffuse plutôt tout au long du commentaire de l’ouvrage dans la description de références manquantes ou implicites qui nourissent l’ouvrage, et surtout pour permettre de mieux saisir les enjeux, les soubassements et la généalogie de Face à Gaïa. Dans le commentaire qui suit, pour expliciter les clés de l’ouvrage — « terre », « devenir sensible », « territoire », « sentiment religieux » —, nous commencerons par rendre compte de l’enjeu du choix de Gaïa pour figurer la Terre et comme personnage principal du titre et de l’ouvrage. Viendra ensuite la définition de la problématique de Bruno Latour : nous rendre sensibles à une Terre à la conception renouvelée ; puis la proposition par moi-même d’une figure manquant à l’ouvrage pour représenter la Terre des Modernes, Méduse qui fera face à Gaïa. De là, nous pourrons discuter des moyens d’être sensible à la Terre, que développe Bruno Latour. Finalement, nous décrirons les solutions qu’il propose pour mettre fin à la manière moderne d’aborder le monde, en apprenant à définir autrement nos territoires d’existence et ainsi nos modes de vie. L’icône Gaïa. Partons du titre, Face à Gaïa. Dans la mythologie grecque, Gaïa est la déesse identifiée à la Terre. C’est aussi le nom choisi par James Lovelock pour signifier le système Terre (Lovelock 1995, p. 10). Reprenant cette définition de Lovelock, Latour insiste sur le caractère non unitaire 2 L’ère géologique durant laquelle les humains — certains plus que d’autres — seraient devenus les acteurs les plus puissances dans leur action sur le climat terrestre. 3 Bruno Latour ne se prive pas de citer Carl Schmitt. des existants. Autrement dit, ceux-ci sont liés les uns aux autres sans unité supérieure qui les assemblerait. La Terre représentée par Gaïa est un rhizome de puissances d’agir. Mais pourquoi Bruno Latour ajoute-t-il cette figure à la complexité déjà importante de la thèse du système Terre ? Parce que, selon lui, la menace du réchauffement climatique ne fait pas assez changer les modes de vie et les manières d’envisager la Terre (Latour 2015, p. 16, p. 98, p. 250, p. 268). Chez Bruno Latour, Gaïa a pour uploads/Geographie/ rigal-alexandre-me-duse-face-a-gaia-commentaire-de-latour-bruno-face-a-gaia.pdf
Documents similaires










-
38
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 01, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 1.6500MB