Sylva Clapin S Se en ns sa at ti io on ns s d de e N No ou uv ve el ll le e- -F

Sylva Clapin S Se en ns sa at ti io on ns s d de e N No ou uv ve el ll le e- -F Fr ra an nc ce e BeQ Sylva Clapin (1853-1928) Sensations de Nouvelle-France (Montréal – Trois-Rivières – Québec) La Bibliothèque électronique du Québec Collection Littérature québécoise Volume 145 : version 1.01 2 Sensations de Nouvelle-France : Montréal, Trois-Rivières, Québec / pour copie conforme, Sylva Clapin ; Boston : S. Clapin, 1895. 95 p. ; 19 cm. En tête du titre : Pour faire suite à Outre-Mer. Paul Bourget. [Notes sur l’Amérique, Paris : A. Lemerre, 1895. 2 vol.]. Sur la couv. : Fragments imaginaires d’un ouvrage de Paul Bourget recueillis et publiés par l’un de ses fervents disciples d’Amérique. L’auteur imite bien le style de Paul Bourget et raconte très bien ce qui aurait pu être les impressions de celui-ci pendant un voyage au Québec. Cf. John Hare, Les Canadiens français aux quatre coins du monde, 1964. 3 I Mercredi, 10 octobre. Six heures du matin, et, dans le Pullman qui me roule vers Montréal, je viens de m’éveiller. Le train s’est arrêté à une petite gare où vaguement je lis, au-dessus de la porte, le nom de Des Rivières. Nous sommes au Canada, et nous entrons dans le Canada français. Lorsqu’on voyage d’une façon sérieuse, il est toujours utile, comme on sait, de noter avec soin ses premières impressions d’arrivée en pays nouveau. Pour peu surtout que le voyageur soit favorablement disposé, il recevra là, en ces courts instants, dans son for intérieur, des secousses plus ou moins profondes – en argot de journaliste on appelle cela des chocs – dont le rappel lui sera plus tard précieux pour l’aider à dégager la formule de tout ce qu’il aura vu et ressenti. Je regarde donc attentivement où je suis. À 4 travers la vitre tout embuée par la fraîcheur de ce matin d’octobre, mes yeux se promènent sur une vaste plaine se déroulant, sans une brisure, jusqu’à une ligne de bois touffus qui masque l’horizon. La montée prochaine de l’aurore se devine aux reflets de plus en plus vifs que prend, tout là-bas, la barre du jour. Une brume diaphane flotte encore, par endroits, au-dessus des prés, et va s’épaississant au fond des coulées. Peu de signes de vie encore. Sur le quai de la gare un homme va et vient, somnolent, traînant les jambes, et aide une pauvre femme chargée de marmaille à monter en wagon. Près de la porte, et assis à croupetons sur une caisse, un autre homme – un paysan, je crois – indifférent à tout, l’œil atone, fumaille à petits coups sa première pipe du matin. Un peu plus loin se dresse une humble maisonnette d’habitant1, où il n’y a qu’un instant, à une fenêtre et dans un claquement sec de volets, j’ai vu se montrer un groupe d’enfants joufflus, 1 Paysan, cultivateur. 5 aux tignasses emmêlées, et aux yeux encore embrousaillés de sommeil. À quelques pas de là, au dehors, une femme des champs – la mère, sans doute – est en train de puiser de l’eau à un puits rustique, et les seaux viennent de remonter à la surface dans tout un grincement de chaînes rouillées et mouillées. Le mot choc serait peut-être ici excessif, appliqué à la petite secousse intime que je reçois devant ce tableau si reposé, je dirais même si bucolique. Ce que je sens glisser en moi est plutôt comme un assoupissement de tout mon être, et cela est d’autant plus délicieux que je ne fais que sortir d’un séjour de plusieurs mois au milieu de la vie si surchauffée des États-Unis. Au levant, par-dessous le liséré or et rose de l’aurore, fuse un premier jet de soleil, et du coup la femme au puits grandit, se transfigure, jusqu’à m’apparaître, tranchant ainsi sur ce fond de lumière, comme l’une de ces créations qu’affectionnait tant le peintre Millet. Traduite en termes plus concrets, cette sensation m’avertit que j’ai dû faire depuis la veille un fier bout de 6 chemin, puisque je me trouve soudain transporté en un pays d’Amérique où l’on se donne encore la peine d’aller puiser de l’eau au dehors de chez soi. Combien loin, en effet, ne suis-je pas par exemple, en ce moment, de ces mille et une ingéniosités savantes qui, dans les moindres bourgs du Massachusetts, ont aboli l’effort dans tous les actes de la vie domestique, et ont asservi la matière à nos moindres fantaisies. * * * Le train se remet en marche, et, des deux côtés la plaine toujours rase et plate se déroule dans un lent mouvement d’éventail. Sur les prés déjà roussis par les premières gelées, les rayons du soleil courent en reflets diaprés. Parfois, au passage, frissonne un bouquet d’arbres, où, parmi les ramures sombres des sapins, éclatent les taches pourpre-sang des érables. Puis la plaine, interminablement plate et rase, reprend à nouveau, à peine tachetée çà et là de quelques maisons de ferme, écrasées au bord des routes. 7 Soudain, à un tournant de la voie, très au loin, la flèche d’une église se dresse, d’une gracilité ténue dans cet air ouaté d’automne. L’église elle- même apparaît ensuite, affichant des airs prétentieux de cathédrale, qui étonnent le regard dans cette plaine dénudée où les choses ont un caractère saisissant de pauvreté douce et résignée. Le train court toujours, dans un long bruissement qui peu-à-peu berce et endort la pensée... Et toujours monte, monte, du soleil, de la terre, et des arbres, l’étincellement radieux de cette belle journée d’automne, s’épandant à flots dans la splendeur de l’Indian Summer... 8 II Dimanche, 14 octobre. À Montréal depuis trois jours. C’est une belle ville, une très belle ville même, et qui mérite certes bien son titre de « Métropole du Dominion. » On me dit, cependant, que le cœur du Canada français bat surtout à Québec, dans la vieille cité de Champlain, et que je ne dois pas m’attendre à trouver ici autre chose qu’un décalque de l’une de ces cités yankees comme il en est tant poussé, depuis un demi-siècle, aux États-Unis. Pour tout dire, c’est bien là, en effet, la première impression ressentie, et la puissance d’absorption de la grande République voisine se perçoit facilement à mille et un détails. Ici, comme là-bas, c’est ce même premier aspect de neuf, de hâtif, avec çà et là la même extravagance de hauts édifices. Les rues, aussi, revêtent la 9 même physionomie affairée, et les mêmes cars électriques y glissent dans une rapidité de rêve. Du reste, la frontière, qui sépare les deux pays, est purement illusoire, et, n’étaient certaines formalités puériles de douane, le touriste aurait peine à croire qu’il est passé en pays étranger. Même la monnaie – ce casse-tête du voyageur en Europe – se chiffre ici, comme aux États-Unis, en « dollars » et « cents. » Seulement, sur les pièces d’argent, l’effigie de la reine Victoria remplace la déesse de la liberté, et voilà tout. Ce n’est qu’à la longue, et en rassemblant de multiples observations, que l’on finit par dégager la dominante de cette ville, dominante où se retrouvent, avec la « rage d’arriver » des yankees, le bel équilibre anglo-saxon, joint à la grâce et à l’urbanité française. En observant, par exemple, les voyageurs d’un car électrique, on s’aperçoit bien vite que les gens n’ont plus ici cette absence de regard, ou plutôt ce regard figé en dedans et comme reflué vers une pensée intérieure, que l’on rencontre si souvent aux États-Unis, surtout parmi les hommes. Le « chacun pour soi » si féroce des Américains fait place ici à une certaine 10 détente, et les yeux se cherchent, animés d’une flamme réelle de sociabilité. Volontiers même, en un mot, et n’était un dernier reste de flegme britannique, des conversations oiseuses s’engageraient entre voisins, absolument comme dans nos omnibus de Paris. Je ne sais en outre si je me trompe, mais il me semble que le fameux « go ahead » de là-bas a aussi laissé échapper, en passant la frontière, un peu de sa turbulence et de son intensité. Tous ces Canadiens appartiennent bien, à la vérité, à l’Amérique, par l’effort continu qui les pousse en avant, mais on dirait que leur volonté y est pour peu de chose, et qu’ils se laissent plutôt entraîner dans l’action de l’énorme force centrifuge dont l’axe est à New-York. L’air de passivité, et comme de douce inertie, répandu ici sur la plupart des physionomies, me frappe d’autant plus que je ne fais que sortir d’un commerce de plusieurs mois avec les Yankees, dont la caractéristique est bien plutôt, comme on sait, une suffisance pleine de morgue hautaine. Voici qu’un qualificatif se présente, à ce propos, pour rendre ma pensée. Me rappelant que le Canada 11 est encore une colonie, je me suis souvenu qu’une loi mystérieuse finit toujours par façonner les individus, non seulement sur la nature extérieure de leur pays, mais en outre sur les institutions qui les uploads/Geographie/ sylvia-clapin-sensations-de-nouvelle-france.pdf

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