Jill Tattersall « Terra incognita » : allusions aux extrêmes limites du monde d
Jill Tattersall « Terra incognita » : allusions aux extrêmes limites du monde dans les anciens textes français jusqu'en 1300 In: Cahiers de civilisation médiévale. 24e année (n°95-96), Juillet-décembre 1981. pp. 247-255. Citer ce document / Cite this document : Tattersall Jill. « Terra incognita » : allusions aux extrêmes limites du monde dans les anciens textes français jusqu'en 1300. In: Cahiers de civilisation médiévale. 24e année (n°95-96), Juillet-décembre 1981. pp. 247-255. doi : 10.3406/ccmed.1981.2182 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1981_num_24_95_2182 «Terra incognita» : allusions aux extrêmes limites du monde dans les anciens textes français jusqu'en 1300 II est généralement reconnu aujourd'hui que les hommes du moyen âge, du moins ceux qui avaient atteint un certain niveau d'éducation, savaient que le monde est une sphère et non un disque1. Cepen dant, les écrits latins de l'époque partagent tout à fait la diversité d'opinions exprimées dans leurs sources classiques quant aux divisions de cette sphère, et à toutes leurs conséquences. Où se trouvaient les limites du monde connu ? Combien en était habité par la race humaine, et quelles parties restaient inconnues ou inaccessibles à l'homme? Les Grecs et les Romains avaient évoqué l'existence possible de régions antipodes. Ce sujet a continué à provoquer bien des spéculations au cours du moyen âge, quoique l'Église ait dénoncé comme héré tique toute croyance aux Antipodes2. La localisation de ces territoires devait varier selon les individus et leur conception du globe terrestre. Car certains érudits croyaient à la théorie dite « macrobienne », selon laquelle le monde aurait été coupé en quatre par deux océans s'entrecroisant à angle droit. D'autres imaginaient plutôt une sphère divisée en cinq zones : une bande centrale torride, deux anneaux de température moyenne, et, aux extrémités, deux cercles polaires3. Les mappemondes médiévales nous montrent un « monde » rond entouré de l'Océan et divisé en trois parties : les trois continents. Ce cercle ne représenterait cependant que la portion connue du monde : Yoikouménè des Grecs, Vorbis terrarum des Romains4. Mais il s'agit là de notions savantes, surtout accessibles à ceux qui savaient lire le latin. Que disent les écrivains en langue vulgaire sur ces questions difficiles? Semblent-ils avoir des notions arrêtées, sinon unanimement acceptées, sur les limites du monde habité ou connu ? Font-ils allusion à des régions très éloignées ou inaccessibles à l'homme ? Quels mythes ou légendes se rattachaient à de telles contrées ? Commençons avec un groupe de textes distincts, ceux qui se proposent de décrire le monde physique, ses phénomènes et ses habitants. Au cours du xne et surtout du xme s. parurent un grand nombre de compilations encyclopédiques et autres ouvrages scientifiques, didactiques et moralisants, dont un nombre croissant fut rédigé ou composé en français6. Ceux-ci n'en puisent pas moins une grande partie de leur matière chez des auteurs classiques, ou bien dans des popularisations postérieures à ces derniers6. Aussi ne sommes-nous pas surpris d'y retrouver quelques-unes des théories savantes déjà esquissées plus haut. Ces textes nous fournissent des détails précis, bien que parfois contradictoires, sur les régions du monde non connues ou non habitées. 1. Voir à ce sujet J. K. Wright, The Geographical Lore of the Time of the Crusades, New York, 1925, p. 152-153 ; C. S. Lewis, The Discarded Image, Cambridge, 1964, p. 140. 2. L'argument était le suivant : puisque les terres situées au-delà des régions équatoriales torrides sont inaccessibles à l'homme, leurs habitants ne peuvent pas descendre d'Adam et d'Eve ; cf. Wright, op. cit., p. 56-57. Cette question fut au vme s. le sujet d'une controverse acharnée entre saint Boniface et Virgil, évêque de Salzbourg. 3. Wright, op. cit., p. 17-18, 55. 4. Voir p. ex. Lewis, op. cit., p. 142. 5. Voir R. Bossuat, Manuel bibliographique de la littérature française du moyen âge, Melun, 1951, p. 262-280. 6. Pour l'analyse d'un certain nombre de ces textes didactiques, voir Ch.-V. Langlois, La Vie en France au moyen âge, de la fin du XIIe au milieu du XIVe «., III : La connaissance de la nature et du monde au moyen âge d'après des écrits français à l'usage des laïcs, Paris, 1927. Sur les sources des idées, voir Wright, op. cit., p. 9-16. 247 JILL TATTERSALL Quelques exemples suffiront ici. Ainsi Y Image du monde (version en prose de « Maître Gossouin », v. 1246) affirme que le monde est « rond comme une pomme »7. Toutefois, malgré des explications très claires sur la sphéricité du monde et sur le principe de la gravité, ce texte est ambigu quant aux divisions du globe. La « pomme » est divisée en quatre, « dont il n'est pas habitée qu'en . i . quartier tant seulement, si comme li philosophe l'enquistrent qui i mistrent grant painne et grant estuide, et pour ce la deviserons nous tout environ en .iiii. parties » (II, i). La Petite Philosophie (poème anglo-normand datant d'envi ron 1230) épouse plutôt la théorie des cinq zones : Les deus foreins nul n'enhabite Pur le grant freit kis déshérite ; Nun fet hom pas le miluein, Ke tutdis est de chalur plein, Ke le soleil en celui meint, E as foreins unkes n'ateint. Les deus ke sunt parentre cels A habiter sunt bons e beals ; Le chaud se ameine a la froidure, Si est bone l'atemprure*. L'une des zones tempérées est habitée par la race humaine. C'est donc cette zone qui se composerait des trois continents. L'autre zone de température moyenne constitue une région antipode inaccessible à l'homme. Malgré l'inconciliable de ces deux théories, toutes deux conviennent que de vastes étendues de désert, soit inhabitables, soit peuplées d'êtres bizarres ou monstrueux, recouvrent une grande partie de la surface du monde. Brunet Latin, décrivant les divers pays dans la section « mappemonde » de son Livres dou Trésor, nous explique qu'il existe très loin vers l'Orient des contrées inconnues : « Après i est la grant déserte. Après i sont Antropofagi... Après i a une grandesime terre ki tote est plaine de bestes sauvages... Après sont les grandesimes solitudes et les terres desabitees vers soleil levant »9. Le plus souvent ces régions sont brûlantes, comme l'explique l'Image du monde : «il fait si chaut celé part [l'Ethiopie] qu'il samble que la terre y arde. Delà Ethyope n'a riens fors que deserz et terre sanz nul bien, plainne de vermine et de bestes sauvages » (II, iv). D'autres, vers le nord, sont trop froides pour qu'on puisse y vivre : « Vers mienuit, c'est sous tramontaine, ou nules genz habitent, por les très grans froidures ki i sont pour le desevrance du soleil, ki est loins de cette terre »10. Brunet Latin indique également les limites du territoire habité vers l'ouest {Trésor, I, 123) : l'Espagne se trouve au bout du monde « selonc ce que les ancienes gens proverent », cette extrémité occidentale du monde étant marquée, dit-il, par les Colonnes d'Hercule. Il explique aussi que la France était autrefois l'ultime pays connu du côté de l'ouest, mais qu'à la suite du surpeuplement la Grande-Bretagne fut colonisée. La Chronique des Ducs de Normandie (commencée v. 1170) est précédée d'une cosmographie détaillée11. Après nous avoir exposé la forme et les principales divisions du monde, Benoît suggère qu'il y a des affinités entre le climat et le caractère des habitants. Dans les chaudes régions du sud vivent donc des races cruelles, d'apparence grotesque : ... plus sunt félons que chiens, Neirs, s[a]nz mentons, granz e cornuz E jusqu'en la terre veluz, Pendanz oreilles, od Ions bés E moct plus lez les piez d'un es, En tante sen formez e fez Coi ne vos sereient retrez. Etevos por la grant chalor, Ou toz jorz vivent sanz freidor, En avient ce que je vos di Vers la partie de midi. (v. 140-150) 7. Éd. O. H. Prior, Lausanne, 1913, I, xi. 8. Éd. W. H. Trethewey, Oxford, 1939, v. 397-406. 9. Éd. F. J. Carmody, Berkeley/Los Angeles, 1948, I, 122.15-16 ; selon l'éd., la majeure partie de cet ouvrage fut achevée avant 1266. 10. Livres dou Trésor, I, 114.1. 11. Éd. C. Fahlin, Uppsala, 1951/54. 248 « TERRA INCOGNITA » Ceux qui vivent «en occident vers mienuit» (v. 151) manquent également de « temprement ». On ne trouve pas en eux d'humanité, de douceur ni de crainte. Ces ouvrages didactiques signalent l'existence de maint autre territoire inhospitalier, comme par exemple les étendues de désert qui entourent le paradis terrestre, et où vivent non seulement des bêtes féroces, venimeuses, mais aussi des races gigantesques12. Bien que les textes ne soient pas toujours clairs sur ce chapitre, il est à supposer que ces régions désertiques et ces peuples extraordinaires appar tiennent à Yoikouménè. Car sur d'importantes mappemondes (telle celle de Hereford en Angleterre), censées ne représenter que le « monde connu », nous trouvons — entre autres — le paradis terrestre, ainsi que les Sciapodes, êtres n'ayant qu'un seul pied qu'ils emploient en guise d'ombrelle, et les Cyno- cephali13. Bien que ces textes érudits en langue vulgaire témoignent d'un intérêt croissant pour la science au cours des xne uploads/Geographie/ terra-incognita-allusions-aux-extremes-limites-du-monde-dans-les-anciens-textes-francais-jusqu-x27-en-1300.pdf
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- Publié le Mar 20, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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