Origines « Je suis d'une tribu qui nomadise depuis tou- jours dans un désert au

Origines « Je suis d'une tribu qui nomadise depuis tou- jours dans un désert aux dimensions du monde. Nos pays sont des oasis que nous quittons quand la source s'assèche, nos maisons sont des tentes en costume de pierre, nos nationalités sont af- faire de dates ou de bateaux. Seul nous relie les uns aux autres, par-delà les générations, par- delà les mers, par-delà le Babel des langues, le bruissement d'un nom... » ... et tel est bien, dans cette odyssée, le projet d'Amin Maalouf : brasser l'histoire des siens, re- visiter leur mémoire, et ressusciter le destin de cette « tribu » Maalouf qui, à partir du Liban, es- saimera de par le monde - jusqu'aux Amériques, jusqu'à Cuba... Dans cette aventure qui court sur plus d'un siècle, le romancier du Rocher de Tanios et de Léon l'Africain convoque les morts, les vivants, les ancêtres, les fantômes ; il explore leur légende ; il les suit à travers les convulsions de l'Empire ottoman ; il observe cette diaspora de mystiques, de francs-maçons, de professeurs, de commerçants, de rêveurs polyglottes et cosmo- polites. Il sait que leur sang fiévreux bat dans ses veines. Et il sait que son propre parcours serait vain s'il n'était lui même, par l'écriture et le cœur, fidèle à cette généalogie tumultueuse. Roman vrai ? Fresque taillée à même l'histoire ? Secrets de famille ? Ces Origines sont, de fait, une majestueuse reconnaissance de dettes. C'est aussi une longue et noble prière. Un chant d'amour à l'endroit d'une famille qui reste l'unique patrie de cet écrivain de l'exil. Photo de couverture : Archives de l'auteur 3/792 AMIN MAALOUF ORIGINES Pour Téta Nazeera Pour Kamal et Charles Abou-Chaar Et à la mémoire de Laurice Sader Abou-Chdid D'autres que moi auraient parlé de « ra- cines »... Ce n'est pas mon vocabulaire. Je n’aime pas le mot « racines », et l'image encore moins. Les racines s'enfouissent dans le sol, se contorsionnent dans la boue, s'épanouissent dans les ténèbres; elles retiennent l'arbre captif dès la naissance, et le nourrissent au prix d'un chantage : « Tu te libères, tu meurs! » Les arbres doivent se résigner, ils ont be- soin de leurs racines; les hommes pas. Nous respirons la lumière, nous convoitons le ciel, et quand nous nous enfonçons dans la terre, c'est pour pourrir. La sève du sol natal ne remonte pas par nos pieds vers la tête, nos pieds ne servent qu'à marcher. Pour nous, seules importent les routes. Ce sont elles qui nous convoient — de la pauvreté à la richesse ou à une autre pauvreté, de la servitude à la liberté ou à la mort violente. Elles nous promettent, elles nous portent, nous poussent, puis nous abandonnent. Alors nous crevons, comme nous étions nés, au bord d'une route que nous n’avions pas choisie. A l'opposé des arbres, les routes n’émer- gent pas du sol au hasard des semences. Comme nous, elles ont une origine. Origine illusoire, puisqu’une route n 'a jamais de véritable com- mencement; avant le premier tournant, là der- rière, il y avait déjà un tournant, et encore un autre. Origine insaisissable, puisqu’ à chaque croisement se sont rejointes d'autres routes, qui venaient d'autres origines. S'il fallait prendre en compte tous ces confluents, on embrasserait cent fois la Terre. 5/792 S'agissant des miens, il le faut! Je suis d'une tribu qui nomadise depuis toujours dans un désert aux dimensions du monde. Nos pays sont des oasis que nous quittons quand la source s'assèche, nos maisons sont des tentes en costume de pierre, nos nationalités sont affaire de dates, ou de bateaux. Seul nous relie les uns aux autres, par-delà les générations, par-delà les mers, par- delà le Babel des langues, le bruissement d'un nom. Pour patrie, un patronyme? Oui, c'est ainsi! Et pour foi, une antique fidélité! Je n'ai jamais éprouvé de véritable appar- tenance religieuse — ou alors plusieurs, incon- ciliables; et je n’ai jamais ressenti non plus une adhésion totale à une nation — il est vrai que, là encore, je n’en ai pas qu’une seule. En revanche, je m'identifie aisément à l'aventure de ma vaste famille, sous tous les deux. A l'aventure, et aussi aux légendes. Comme pour les Grecs anciens, mon identité est adossée à une mythologie, que je 6/792 sais fausse et que néanmoins je vénère comme si elle était porteuse de vérité. Étrange, d'ailleurs, qu'avant ce jour, je n'aie guère consacré plus de quelques para- graphes à la trajectoire des miens! Mais il est vrai que ce mutisme aussi fait partie de mon héritage... 7/792 Tâtonnements Il y avait eu, d'abord, pour ma recherche, un faux commencement : cette scène que j'ai vécue à l'âge de trente ans, et que je n'aurais jamais dû vivre — qu'aucun des protagonistes, d'ailleurs, n'aurait dû vivre. Chaque fois que j'avais voulu en parler, j'avais réussi à me persuader qu'il était encore trop tôt. Bien entendu, il n'est plus trop tôt. Il est même presque tard. C'était un dimanche, un dimanche d'été, dans un village de la Montagne. Mon père était mort un peu avant l'aube, et l'on m'avait confié la mission la plus détestable de toutes : me rendre auprès de ma grand-mère pour lui tenir la main au moment où on lui annoncerait qu'elle venait de perdre un fils. Mon père était le deuxième de ses enfants, et il était convenu que ce serait l'aîné qui l'appellerait au téléphone pour lui apprendre la nouvelle. Dites ainsi, les choses ont l'apparence de la normalité. Chez les miens, la normalité n'est jamais qu'une apparence. Ainsi, cet oncle, qui venait d'avoir soixante-sept ans, je ne l'avais vu qu'une seule fois dans ma vie avant cet été-là... J'étais donc arrivé dans la matinée, ma grand-mère m'avait pris longuement dans ses bras comme elle le faisait depuis toujours. Puis elle m'avait posé, forcément, la question que je re- doutais entre toutes : — Comment va ton père ce matin ? Ma réponse était prête, je m'y étais entraîné tout au long du trajet : — Je suis venu directement de la maison, sans passer par l'hôpital... 9/792 C'était la stricte vérité et c'était le plus vil des mensonges. Quelques minutes plus tard, le téléphone. En temps normal, je me serais dépêché de répon- dre pour éviter à ma grand-mère de se lever. Ce jour-là, je me contentai de lui demander si elle souhaitait que je réponde à sa place. — Si tu pouvais seulement m'approcher l'appareil... Je le déplaçai, et soulevai le combiné pour le lui tendre. Je n'entendais évidemment pas ce que lui disait son interlocuteur, mais la première réponse de ma grand-mère, je ne l'oublierai pas : — Oui, je suis assise. 10/792 Mon oncle craignait qu'elle ne fut debout, et qu'à la suite de ce qu'il allait lui apprendre, elle ne tombât à terre. Je me souviens aussi des yeux qu'elle avait en répondant « Oui, je suis assise ». Les yeux d'un condamné à mort qui vient d'apercevoir, au loin, la silhouette d'un gibet. En y réfléchissant plus tard, je me suis dit que c'était elle, très cer- tainement, qui avait recommandé à ses enfants de s'assurer qu'une personne était assise avant de lui apprendre une nouvelle dévastatrice; quand son fils lui avait posé la question, elle avait compris que le pire était arrivé. Alors nous avions pleuré, elle et moi, assis l'un à côté de l'autre en nous tenant la main, quelques longues minutes. Puis elle m'avait dit : — Je croyais qu'on allait m'annoncer que ton père s'était réveillé. 11/792 — Non. De l'instant où il est tombé, c'était fini. Mon père était tombé sur la chaussée, près de sa voiture, dix jours auparavant. La personne qui l'accompagnait avait juste entendu comme un « ah ! » de surprise. Il s'était écroulé, inconscient. Quelques heures plus tard, le téléphone avait son- né à Paris. Un cousin m'avait annoncé la nou- velle, sans laisser trop de place à l'espoir. « Il va mal, très mal. » Revenu au pays par le premier avion, j'avais trouvé mon père dans le coma. Il semblait dormir sereinement, il respirait et bougeait quelquefois la main, il était difficile de croire qu'il ne vivait plus. Je suppliai les médecins d'examiner une deuxième fois le cerveau, puis une troisième. Peine perdue. L'encéphalogramme était plat, l'hémorragie avait été foudroyante. Il fallut se résigner... 12/792 — Moi, j'espérais encore, murmura ma grand-mère, à qui personne, jusque-là, n'avait osé dire la vérité. Nous étions aussitôt revenus vers le silence, notre sanctuaire. Chez les miens, on parle peu, et lentement, et avec un souci constant de mesure, de politesse, et de dignité. C'est quelquefois irrit- ant pour les autres, pour nous l'habitude est prise depuis longtemps, et elle continuera à se transmettre. Nos mains, cependant, demeuraient soudées. Elle me lâcha seulement pour ôter ses lunettes, et les nettoyer dans un pli de sa robe. Au moment de les remettre, elle sursauta : — Quel jour sommes-nous ? — Le 17 août. — Ton grand-père aussi est mort un uploads/Geographie/ tmpdufl5j-pdf.pdf

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