Ouvrage publié sous la direction de François Azouvi La citation qui conclut l’o

Ouvrage publié sous la direction de François Azouvi La citation qui conclut l’ouvrage est tirée de Faits III. Suite et fin, de Marcel Cohen : © Éditions Gallimard Couverture : Le Petit Atelier © Éditions Stock, 2018. www.editions-stock.fr ISBN : 978-2-234-08663-0 Préface « Déjà, dans la Genèse, écrit Milan Kundera, Dieu a chargé l’homme de régner sur les animaux, mais on peut expliquer cela en disant qu’il n’a fait que lui prêter ce pouvoir. L’homme n’était pas le propriétaire mais seulement le gérant de la planète, et il aura un jour à rendre compte de sa gestion. Descartes est allé plus loin : il a fait de l’homme “le maître et possesseur de la nature”. Et il y a certainement une profonde logique dans le fait que lui, précisément, ait nié que les animaux ont une âme. L’homme est le propriétaire et le maître tandis que l’animal, dit Descartes, n’est qu’un automate, une machine animée, une “machina animata” . » La modernité, cependant, n’est pas tout d’une pièce. Le sentiment démocratique émerge et se déploie en même temps que ce projet de maîtrise. Comme le montre Tocqueville, admirable phénoménologue du monde moderne : « Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes ayant à peu près la même manière de penser et de sentir, chacun d’eux peut juger en un moment des sensations de tous les autres : il jette un coup d’œil rapide sur lui-même ; cela lui suffit. Il n’y a donc pas de misère qu’il ne conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne lui découvre l’étendue. En vain s’agira-t-il d’étrangers ou d’ennemis : l’imagination le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose de personnel à sa pitié, et le fait souffrir lui-même tandis que l’on déchire le corps de son semblable . » En vain s’agira-t-il d’animaux, doit-on dire aujourd’hui. La pitié ne s’arrête plus à l’humanité. Elle continue sur sa lancée. Elle repousse les frontières. Elle élargit le cercle du semblable. Quand un coin du voile est levé sur l’invivable existence des poules, des vaches ou des cochons dans les espaces concentrationnaires qui ont succédé aux fermes d’autrefois, l’imagination se met aussitôt à la place de ces bêtes et une partie grandissante de l’opinion prend contre Descartes le 1 2 parti de Jeremy Bentham : « La question n’est pas : peuvent-ils raisonner, peuvent-ils parler ? Mais peuvent-ils souffrir ? » L’homme moderne est donc tiraillé entre une ambition immense et une compassion sans limites. Il veut être le Seigneur de la Création, et il découvre progressivement en lui la faculté de s’identifier à toutes les créatures. Ainsi s’explique l’irruption récente de la cause animale sur la scène politique. Cette cause, je l’ai accueillie dans mon émission Répliques sur France Culture parce que je réponds évidemment « oui » à la question de Bentham mais aussi parce que les amis des bêtes ne parlent pas d’une seule voix. La querelle fait rage, en effet, entre les « antispécistes » qui veulent rabattre le caquet de l’homme en lui déniant le droit de se démarquer du règne animal, et les « spécistes » qui s’insurgent contre ce nivellement car, estiment-ils, la responsabilité pour les autres espèces est une prérogative spécifiquement humaine : jamais le lion ne prendra soin de la gazelle, c’est à l’homme et à l’homme seul qu’il incombe de veiller sur l’un et sur l’autre. Un débat très vif oppose aussi les partisans d’un retour à l’élevage fermier et ceux qui, révulsés par les abattoirs, militent pour un changement radical de nos habitudes alimentaires au risque que disparaissent les objets de leur sollicitude, à quelques exceptions près disposées, pour l’agrément des touristes, dans deux ou trois parcs à thèmes. Et je n’ai pas voulu esquiver le sujet qui fâche le plus : la corrida. Faut-il frapper d’un même opprobre ce spectacle violent et l’invisible férocité de l’élevage industriel ? Par-delà leurs divergences souvent explosives, tous les participants de cette grande conversation ont pris le parti de Bentham mais certains d’entre eux tiennent à rappeler que les animaux ne sont pas seulement des êtres souffrants. L’amour des vaches ne saurait se réduire à la compassion qu’elles nous inspirent. Kundera encore : « Paisibles, sans malice, parfois d’une gaieté puérile : on croirait de grosses dames dans la cinquantaine qui feraient semblant d’avoir quatorze ans. Il n’est rien de plus touchant que des vaches qui jouent . » Il faut bien le reconnaître, la prise en compte de ceux que Michelet 3 appelait « nos frères inférieurs » est, pour l’instant, et malgré quelques actions d’éclat, sans influence réelle sur le cours des choses. Les processus n’ont pas d’oreilles : ils sont imperméables aux protestations. Par une accablante coïncidence, c’est même au moment où la science rejoint le sens commun et démolit, sans contestation possible, l’hypothèse de l’animal-machine que l’on transforme méthodiquement les animaux en rouages de la production. Ils deviennent de facto ce que l’éthologie démontre qu’ils ne sont pas. D’où l’inquiétude qui traverse ces pages : la nouvelle sensibilité à la question animale aura-t-elle le pouvoir de changer la donne, ou l’impératif de rentabilité allié aux avancées de la technique continuera-t-il à faire la loi, en dépit de tous les cris du cœur ? Notes 1. Milan Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être, Folio Gallimard. 2. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Bouquins, Robert Laffont. 3. Kundera, op. cit. 1 Face à la corrida Avec Elisabeth de Fontenay et Francis Wolff AF – Le 18 septembre 2012, j’ai assisté, dans les arènes de Nîmes, à ma première corrida. Mal m’en a pris, car, ma présence ayant été signalée par Francis Marmande dans le journal Le Monde, j’ai reçu d’un auditeur domicilié à Toulon la missive que voici : « Monsieur, j’apprends que vous étiez à la feria des vendanges, c’est votre droit. Écouteur attentif de votre émission du samedi, y compris son générique, je m’abstiendrai désormais, en soutien et souvenir de Théodore Monod. Regret et profonde désillusion pour une personnalité que j’apprécie. Salutations navrées. P.-S. : je ne lis plus les articles de Marmande, celui-ci a échappé à ma vigilance. » On le voit, jusque dans la rancœur de ce post-scriptum envers un journaliste talentueux mais aficionado, c’est un sujet ultrasensible que je me risque aujourd’hui à aborder avec deux philosophes : Élisabeth de Fontenay et Francis Wolff. Et avant que la première ne me confonde, je me tournerai vers le second pour lui demander en quelque sorte de plaider ma cause : moi qui m’attendais à être choqué, voire révulsé par le spectacle tauromachique, j’ai été, à mon corps défendant, ébloui, car j’ai vu toréer José Tomás. Que répondriez-vous, Francis Wolff, à cette lettre, moins courroucée encore que désolée ? FW – Je m’étais juré de ne plus parler en public de corrida parce que la lettre courroucée que vous avez reçue, j’en reçois de bien plus violentes et bien plus agressives, et l’on me traite de tous les noms de la terre, de « tortureur », celui-ci étant le plus faible des adjectifs. Que dire pour votre défense ? Beaucoup de choses évidemment. Mais d’abord ceci : j’ai découvert un peu par hasard, comme vous, la corrida, quand j’avais dix-huit ans. Rien ne m’y préparait, ni dans ma famille, ni dans mes origines tout ce qu’il y a de plus parisiennes. Je ne savais même pas qu’il y avait des corridas en France, et je pensais comme la plupart des gens : « cela n’existe pas » ou « il n’y a pas de mise à mort en France », etc. J’en ai vu une tout à fait par hasard, je le précise tout de suite, j’ai horreur de la violence, je ne pourrais pas voir souffrir un animal familier ou même un animal dans la nature, et ce que j’ai vu ne ressemble pas à ce que les gens en général imaginent quand ils n’ont jamais vu de corrida. Cette expérience a bouleversé ma vie. La corrida m’a apporté depuis des bonheurs auxquels je ne peux comparer que ceux que m’a apportés la musique. Elle a bouleversé ma vie affective, ma vie esthétique, ma vie éthique, et presque ma vie conceptuelle. Nous allons en reparler. Nul aficionado, que je connaisse du moins, ne va aux arènes pour voir souffrir un animal. Nous allons aux arènes pour admirer. C’est le premier et le dernier des sentiments que nous allons chercher dans l’arène. C’est le plus beau des sentiments intellectuels et esthétiques : l’admiration. L’admiration pour une bête qui combat, l’admiration pour un homme qui risque sa vie dans ce combat. EF – Je voudrais d’abord faire état d’un certain nombre de points communs que j’ai avec Francis Wolff, pour que notre discussion n’aille pas n’importe où. Je suis d’accord avec lui pour critiquer la pensée éthique et juridique anglo-saxonne, Peter Singer, Gary Francione ou Tom Regan. Ce n’est pas du tout cette philosophie-là, vous le savez, qui est à l’origine de mon engagement pour les animaux. uploads/Geographie/ des-animaux-et-des-hommes-alain-finkielkraut.pdf

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