\35 34/ Une Liberté dans la Patagonie Argentine (Carmen de Patagones, 1913) Dia

\35 34/ Une Liberté dans la Patagonie Argentine (Carmen de Patagones, 1913) Diana I. Ribas La ville de Carmen de Patagones /1 a été fondée en 1779 à l’embouchure du Rio Negro qui se jette dans l’océan Atlantique. Elle marquait, avec son fort, la souveraineté de l’Empire espagnol. Après l’indépendance, la ville aura son heure de gloire le 7 mars 1827 lors de la guerre avec le Brésil, quand sera repoussée l’attaque surprise de la marine brésilienne qui avait essayé de détruire le fort et d’envahir le territoire pendant la guerre Cisplatine (1825- 1828) (du nom du Rio de la Plata) qui donna naissance à l’Uruguay. Dans la description faite dans le guide Baedecker en 1913, cette région est « stérile, triste et monotone ». Pourtant, la cité a conservé des souvenirs de son histoire et, plus étonnant, elle possède une statue signée “Fonderies d’art du Val d’Osne 58 bd Voltaire Paris”. C ette statue pose plusieurs questions : d’abord sa localisation (et son orientation), ensuite sa signi­ fication (les idéologies qui se plaquent sur la fonte de Mathurin Moreau), enfin, la perception dans l’espace public. En mars 1911, Celedonio Miguel est envoyé pour solliciter du gouvernement de la Plata un prêt pour solder des dettes et orner la place du 7 mars et la place Villarino (D. Basilio Vil­ larino est l’explorateur qui a reconnu le Rio Negro en 1782 : son nom est donné à la place et au jardin public de la ville). Le Ministère suggère de vendre des terres appartenant à la collectivité avec des facilités de paiement. De fait, les res­ sources collectées sont supérieures à ce qui était prévu. On plante des arbres, on fleurit, on installe un buste de Belgrano, et on s’adresse à la maison Motteau à Buenos Aires pour avoir rapidement la livraison d’une statue de la Liberté qui doit être livrée pour inauguration le 12 octobre. De fait, la sta­ tue est en retard : livrée par le vapeur Libertad ; elle n’est prête que pour le 7 mars 1913. Notons que le nom de la fonderie n’attire pas de men­ tion spéciale : tout au plus son origine française est-elle signa­ lée mais comme un renseigne­ ment secondaire. Localisation : que dit l’emplacement ? Dans la ville, la statue est installée place du 7 mars : le monument est orienté vers le Nord, c’est-à-dire, vers Buenos Aires. L’histoire de la ville est ancrée dans une relation avec le fleuve et se rapporte à la victoire du 7 mars : le choix de ce lieu est un geste « pour » : une affirmation, et un geste « contre » : une contestation. Pour : un lien avec le gouvernement fédéral et le mouvement révolutionnaire de mai 1810. Contre : la forte mainmise des conservateurs qui monopolisent les charges municipales, les descendants des colons espagnols qui pensent détenir la légi­ timité/2. Dans ce geste, le lien avec le centre de l’Argentine laisse voir une opposition à cette minorité favorisée qui joue de l’éloigne­ ment de la capitale pour gérer ses affaires. Liberté ou République ? L’allégorie a toujours eu deux visages : immédiat et symbo­ lique. Ici, la statue est également double : avec son bonnet phry­ gien, elle est de façon recon­ naissable une République ; en cela elle évoque aussi pour les Argentins le monument de la place de Mayo, une pyramide de pierre surmontée d’une allé­ gorie signée de l’artiste français Louis-Joseph Dubourdieu intitulée « la Liberté retrouvée grâce à la chute du tyran Rosas » installée le 25 mai 1856. C’est aussi une Liberté au sens où la Liberté (armée) est souvent passée par 1/Pour situer le contexte : Carmen de Patagones est la ville la plus australe de la province de Buenos Aires, 937 km séparent les deux villes. De taille modeste (18 000 ha­ bitants en 2001), la ville qui a conservé des vestiges du fort espagnol est aussi célèbre pour son pont de chemin de fer (1929) qui fran­ chit le Rio Negro, fleuve important et navigable. Elle est fusionnée avec la ville de Viedma, située juste au sud du Rio Negro, plus importante (60 000 habitants). Source : http:// fr.wikipedia.org/ wiki/Carmen_ de_Patagones consultée le 3 avril 2015.) 2/La ville a reçu l’immigration de colons venus de la province du Léon (Espagne), les mara­ gatos, peuple qui aurait une origine berbère, antérieure à la colonisation de la péninsule ibé­ rique, et qui a gardé des coutumes et cos­ tumes particuliers.  Photographie de la statue de la LIberté à Carmen de Patagones l’instauration de la République. Autre dualité : c’est une statue « politique » en même temps qu’un objet esthétique, décoratif, au milieu d’une place. Elle est l’écho quasi universel des luttes politiques, sociales, religieuses. Mais localement, elle sera l’écho d’autres contro­ verses et luttes idéologiques. Les élites de Carmen de Pata­ gones se sentent délaissées par une capitale lointaine et indif­ férente ; descendants de colons laborieux et honnêtes, ils sont l’âme d’une petite patrie ; avec la statue, ils manifestent leur désir de progrès. Mais la statue a un caractère laïc (d’autant qu’elle vient de France !). Aussi, les autorités religieuses voudront-elles effacer cet aspect comme le prouvent les cérémonies de dévoilement de la statue : une marche patriotique, un Te Deum dans une église qui expose (encore aujourd’hui) les trophées, les dra­ peaux brésiliens pris à l’ennemi/3. Dans un conflit entre l’église et l’État, les religieux renforcent leur emprise en s’ap­ propriant les idées nationalistes et le patriotisme local. L’opposition à ce courant, ce sont les francs-maçons qui célèbrent la Liberté. Dans les discours, cette invocation sera occultée par le journal des Salésiens, Flores del Campo, qui insiste en revanche sur le discours d’un enfant qui exalte « la liberté sacro-sainte ». Dans la presse de Bahia Blanca, seule la Nueva Provincia a rapporté cette affaire. Le conflit s’organise autour de la statue : le piédestal est orné de symboles venus de l’univers maçonnique ce qui permet de donner de la visibilité à leurs valeurs. L’étoile posée sur les côtés du socle signifie : Force, Beauté, Sagesse, Vertu, Charité. La couronne végétale a un rythme peu naturel qui renvoie à la couronne de laurier du vainqueur ou du héros. La statue est à la grecque : en peplon, avec une lance, un parchemin. Elle personnifie les couples antagonistes guerre/paix, violence/ sagesse. Son aspect libéral et laïque (installée devant la cathédrale) la met en tension avec la défense des privilèges symboliques et politiques de l’église qui cherche à protéger ses intérêts (comme le montre la volonté de conserver dans un lieu de culte les drapeaux brésiliens). Voir ou passer… Lors de l’inauguration, ni les attributs de la statue ni la sen­ sualité de ses formes n’ont été évoqués par les orateurs. Pour Manuel Roman qui avait été au cœur des choix, la statue pro­ pose une symbolique qui per­ pétue l’héritage : sa grandeur propre a un lien avec le monu­ ment de Buenos Aires. Le monument est important : 5 mètres avec le piédestal, massif. Il est difficile de ne pas le voir. Mais il cristallise les reproches : il ne rend pas hommage à la mémoire des anciens (les combattants de 1827), il a été onéreux, il est fait de valeurs humanistes, de culture classique. Son succès sera concurrencé par d’autres innovations : l’éclairage électrique sur la place, l’arrivée du cinéma qui sera la vedette en 1911-1912. Flores del Campo contre-attaque lors de la fête du 25 mai 1913 en proposant une image androgyne, couverte de lau­ riers, présentant un coussin, une épée et une plume devant une poitrine devenue chaste. Le 9 juillet, le même journal, avec la même image, dénonce la maçonnerie qui incite au délit. En 1916, une plaque de bronze est installée sur le piédestal pour cacher l’étoile maçonnique. La plaque montre un ange   La situation de la ville en Argentine.  Installation de la statue sur son piédestal 3/http:// fr.wikipedia.org/ wiki/Guerre_de_ Cisplatine consulté le 3 avril 2015. La Liberté cristallise des conflits qui la dépassent : laïcité contre religion. \37 36/ ailé au-dessus de la maison historique où fut déclarée l’indé­ pendance. C’est comme un palimpseste : la Nation associée au catholicisme. Des processions organisées par le clergé détournent l’attention et cherchent à désactiver le pouvoir de la statue, comme pour la rendre invisible par une censure voi­ lée. Maurice Agulhon soutenait que les monuments poussés par une idéologie perdent leur idéologie quand elle triomphe. Ici, on a plutôt le contraire. L’idéologie maçonnique a perdu, le parti contraire l’a emporté et la statue n’a plus beaucoup de sens. Cent ans de solitude Le lien avec la France que l’on a pu remarquer dans d’autres villes qui ont acquis des statues de ce pays n’a ici aucun rôle. Le conflit n’est ni antieuropéen, ni anti-français (même si la France, noble terre de Jeanne d’Arc, a la réputation d’être athée) : il est, pour les Salésiens de Flores del Campo, une lutte entre uploads/Geographie/ une-liberte-dans-la-patagonie-argentine-carmen-de-patagones-1913.pdf

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