Etienne Balibar, "Politique et traduction : réflexions à partir de Lyotard, Der

Etienne Balibar, "Politique et traduction : réflexions à partir de Lyotard, Derrida, Said", février 2010, REVUE Asylon(s), N°7, 2009-2010, Que veut dire traduire ?, url de référence: http://www.reseau- terra.eu/article932.html Résumé : Depuis les origines de la modernité, deux « modèles » sont en concurrence pour penser et représenter la politique : celui de la guerre (et plus généralement du conflit, de la lutte, comme chez Machiavel), et celui du commerce (au sens large que ce terme avait à l’âge classique, par exemple chez Montesquieu ou Kant). Ils ne sont évidemment pas indépendants l’un de l’autre, mais se concurrencent ou même interfèrent. Avec les transformations politiques, sociales et culturelles liées à la mondialisation, à l’expansion des communications et à la rencontre des cultures dans un cadre post-colonial, où toutes les vieilles et nouvelles nations se trouvent impliquées d’une façon ou d’une autre, cette antithèse ne disparaît pas mais revêt des formes nouvelles. Elle doit faire place, de plus en plus, à une réflexion sur les possibilités et les obstacles de la traduction, qui est à la fois une pratique quotidienne impliquant des millions d’individus, une institution vitale pour l’exercice du pouvoir, et un problème théorique riche et complexe. Avec l’aide de trois grands philosophes contemporains, récemment disparus : Jean-François Lyotard (auteur de La condition postmoderne, 1979, et de Le différend, 1983), Edward Said (auteur de L’orientalisme, 1978, et de Culture et impérialisme, 1993) et Jacques Derrida (auteur de Le monolinguisme de l’autre, 1996), on tentera d’en expliquer les enjeux. Plutôt qu’une conférence à proprement parler, ce que je voudrais vous proposer ce soir est un fragment de cours. Il se trouve que, dans la dernière période, j’ai commencé à explorer, du point de vue de ses antécédents historiques et de ses renouvellements contemporains, une question que j’intitule (provisoirement) : « La guerre et la traduction, deux modèles de la politique », dont j’ai fait le sujet de mes enseignements. [1] Mais il se trouve aussi (et je n’en suis pas très étonné, à vrai dire, étant donné l’ancienneté des échanges que j’ai eus sur ce point avec Rada Ivekovic, en particulier dans le cadre de l’équipe de la revueTranseuropéennes) que les recoupements sont nombreux, et directs, entre ce programme expérimental et celui que décrit l’argument de vos « Jeudis des sciences sociales », sous le titre « Que veut dire traduire ? Traduction et comparaison ». C’est le cas en particulier pour tout ce qui concerne l’idée d’un concept anthropologique (et non pas simplement linguistique, ou philologique) de la traduction, et pour l’interrogation sur les rapports entre la traduction et la violence (l’argument de l’invitation à cette conférence dit que la traduction peut« contribuer à désamorcer la violence », mais il ne dit pas que ce résultat soit inévitable, ou qu’il soit le seul possible, indépendamment des circonstances et des « genres de traduction » considérés). Nous présumons que ces intérêts communs ont à voir avec les transformations sociales (sommairement réunies sous le nom de « mondialisation ») qui abolissent les distinctions entre le contexte local et le contexte global de la traduction, ou plutôt les inscrivent l’un et l’autre dans le cadre d’une « cosmopolitique ». Il m’est apparu d’abord que – du point de vue philosophique au moins – l’opposition de la guerre et de la traduction prend le relais d’une opposition plus ancienne, insistante dans la philosophie de l’âge classique, entre la guerre et le commerce, pensée tantôt comme une alternative, tantôt comme une complémentarité. Pour montrer comment on passe de l’une à l’autre, je me référerai ici à deux passages de l’ouvrage de Jean-François Lyotard, publié en 1983 : Le différend. [2] Le premier constitue le § 218 de l’ouvrage (éd. cit., p. 218) : « Une phrase, qui enchaîne, et qui est à enchaîner, est toujours un pagus, une zone de confins, où les genres de discours entrent en conflit pour le mode d’enchaînement. Guerre et commerce. C’est sur le pagus que se fait la pax, le pacte, et qu’ils se défont. Le vicus, le home, le Heim est une zone où le différend entre genres de discours est suspendu. « Paix » intérieure au prix des différends perpétuels sur les bords. (C’est la même disposition pour l’ego, l’auto-identification). Cette paix intérieure se fait par les récits qui accréditent la communauté des noms propres et s’en accréditent. Le Volk se referme sur le Heim, il s’identifie dans des récits attachés à des noms et qui font échec à l’occurrence et aux différends qui en naissent. Joyce, Schönberg, Cézanne : pagani faisant la guerre entre genres de discours. » [3] On voit que la question posée ici, celle du rapport entre la politique et la figure de l’étranger (qui n’est comme tel ni « ami » ni « ennemi », mais contient en lui les deux virtualités), est illustré au moyen d’un « schématisme » spatial (ou plutôt quasi-schématisme, car nous sommes ici dans un domaine conjectural, non pas celui de la connaissance de la nature, mais celui des réalités incertaines de l’histoire) qui est celui de la « frontière ». Il s’agit de savoir ce que sépare une frontière, mais aussi ce qui s’y passe, « sur » son tracé, d’emblée marqué du signe de l’ambivalence (rencontre et conflit, échange et violence, commerce et violence). Mais un passage antérieur, inséré dans la discussion de la philosophie de Kant (et des problèmes que pose l’unification de ses deux « régions », l’une consacrée au problème théorique de la connaissance, l’autre consacrée au problème pratique de la moralité), montre que ce schématisme est lui- même susceptible d’une variation : « Chacun des genres de discours serait comme une île ; la faculté de juger [qui pour Kant englobe à la fois le jugement de connaissance, ou « d’expérience », et le jugement moral] serait, au moins pour partie, comme un armateur ou comme un amiral qui lancerait d’une île à l’autre des expéditions destinées à présenter à l’une ce qu’elles ont trouvé (inventé, au vieux sens) dans l’autre, et qui pourrait servir à la première de « comme-si intuition » [c’est-à-dire de représentation concrète de substitution, analogique] pour la valider. Cette force d’intervention, guerre ou commerce, n’a pas d’objet, elle n’a pas son île, mais elle exige un milieu, c’est la mer, l’Archepelagos, la mer principale comme se nommait autrefois la mer Egée. » [4] Avec la substitution d’une « frontière » maritime à une « frontière » terrestre, vient aussi une modification du schématisme. Ce qui est suggéré, ce n’est pas seulement que le tracé de la frontière est litigieux, incertain, mais qu’il est à la limite introuvable (aucune ligne fixe ne peut s’inscrire dans l’élément marin, sauf à le fixer virtuellement par une carte). Et de même, la distinction entre les deux notions politiques opposées : la guerre et le commerce, est destinée à demeurer incertaine (c’est dans l’élément marin que se trouvent en particulier ces figures hybrides entre le commerçant et le guerrier, comme lepirate, ennemi public de tous les Etats – à moins qu’ils ne s’en servent de façon plus ou moins occulte pour combiner « illégalement » la guerre avec le commerce). L’antithèse de la guerre et du commerce est toujours susceptible de se renverser en complémentarité, voire d’exprimer une identité plus profonde. C’est pourquoi son rapport à l’alternative de la guerre et de la paix est aussi essentiel et problématique à l’époque moderne. De Saint Augustin à Kant, la philosophie politique aura réfléchi à cette ambivalence. Tantôt elle voit dans la paix (au sein d’un empire, ou dans le cadre d’un « ordre international ») la condition de possibilité du commerce. Tantôt elle voit dans le commerce un facteur moral et matériel d’établissement de la paix. L’expression de Montesquieu : « le doux commerce », est souvent citée à cet égard. Dans L’esprit des lois elle se réfère à une notion large et différenciée (qu’on pourrait dire justement « anthropologique » avant la lettre) du commerce, qui inclut à la fois l’échange marchand et les rapports de « civilité », ou de « politesse », en particulier tels qu’ils s’établissent à l’initiative des femmes, dans le cadre d’une civilisation de cour. [5] Mais l’essence pacifique du commerce demeure éminemment douteuse. Non seulement il y a des formes hybrides (on l’a vu, la piraterie, ou la « course »). Mais les rôles s’échangent dans certaines circonstances, et peut-être inévitablement : il y a des guerres commerciales, et surtout il y a des guerres pour le commerce, pour imposer sa « liberté » (dont l’histoire moderne court depuis les origines du libéralisme jusqu’aux expéditions impérialistes européennes destinées à contraindre les empires « fermés », comme le Japon ou la Chine au 19e siècle, à « ouvrir leurs ports » au commerce, c’est-à-dire à la concurrence). Cette équivoque a été d’emblée saisie par des penseurs comme Kant (inspirateur de Lyotard dans les passages cités), qui nomme « insociable sociabilité » la combinaison de réciprocité et d’antagonisme constituant selon lui le « moteur » du progrès uploads/Geographie/balibar-politique-et-traduction 1 .pdf

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