Du goût et des goûts 147 lemangeur-ocha.com - Piault, Fabrice (sous la directio

Du goût et des goûts 147 lemangeur-ocha.com - Piault, Fabrice (sous la direction de). Le mangeur. Menus, maux et mots. Autrement, Coll. Mutations/Mangeurs N°138, Paris, 1993, 171 p. Le goût a son histoire Jean-Louis Flandrin _______________________________________________________ Si les organes n'évoluent qu'au rythme lent de la nature, les perceptions, notamment gustatives, changent, elles, au gré des cultures. Variations sur un même thème : les recettes témoins du goût. Comme toutes les autres, l’ espèce hu- maine a évolué depuis son apparition sur terre. Cette évolution paléonto-logique se mesure en dizaines de milliers d’ années, voire en centaines de milliers ou en millions. Mais, pendant les quelques siècles ou les quelques millénaires qu’ embrassent les historiens, on peut douter que cette évolution-là ait été perceptible. Autrement dit, il paraît sage de tenir la nature humaine pour immuable au cours des temps historiques. Et c’ est en effet la vision des choses le plus fréquemment adoptée. Est-ce à dire que le goût n’ a pas plus d’ histoire que l’ estomac, la mâchoire ou le pied ? Nullement : si les organes n’ évoluent qu’ au rythme de la nature, les perceptions, elles, évoluent au rythme des cultures. Les sens s’ affinent : les sensations, déjà, doivent donc quelque chose à la culture. Et plus encore les perceptions qui en sont l’ inter- prétation. On a soutenu par exemple qu’ Irlandais et Français ne percevaient pas de la même manière le spectre des couleurs, puisqu’ ils ont, pour désigner chacune d’ elles, des mots en vérité intraduisibles d’ une langue dans l’ autre. Quoi qu’ il en soit, d’ ailleurs, de la vue et des autres sens, le 148 Le mangeur lemangeur-ocha.com - Piault, Fabrice (sous la direction de). Le mangeur. Menus, maux et mots. Autrement, Coll. Mutations/Mangeurs N°138, Paris, 1993, 171 p. goût est, à l’ évidence, tributaire de la culture du mangeur. C’ est qu’ il n’ est pas un sens tout à fait comme les autres. La vue, l’ ouïe, l’ odorat, le tact ont pour fonction première de nous permettre de percevoir les objets, les sons, les odeurs. Ces perceptions ne sont pas nécessairement agréables ou désagréables, elles n’ impliquent pas forcément un jugement de valeur ni une réaction de notre part. La fonction première du goût est au contraire de nous permettre de distinguer le bon du mauvais, autrement dit ce qu’ on peut manger de ce qu’ on doit rejeter. Le jugement de valeur, en matière d’ alimentation, n’ est pas facultatif : il est nécessaire, car il y va de la vie et de la mort du mangeur. Au reste, chaque fois que l’ on est en situation de goûter quelque chose, il faut nécessairement prendre la décision de le recracher ou de l’ avaler. Naturel chez les animaux sauvages, ce sens du bon et du mauvais est chez l’ homme étroitement tributaire de la culture. La variation ethnique des goûts en témoigne assez ; tout voyageur en a l’ expé- rience. Or, de même qu’ il varie dans l’ espace, d’ un peuple à un autre peuple, le goût varie aussi dans le temps, au sein d’ un même peuple. Selon les époques, les hommes n’ ont pas aimé ou rejeté les mêmes aliments ; ils n’ ont pas cuisiné de la même façon ceux qu’ ils consommaient. Réputés immangeables aujourd’ hui, cygnes et marsouins, hérons, paons, cigognes et cormorans étaient au Moyen Âge servis à la table des princes. Le bœuf, dont les morceaux à rôtir font nos délices, était autrefois réputé viande grossière, tout juste bonne pour l’ estomac robuste des hommes de labeur. De toutes les parties de son corps, on ne jugeait digne des bonnes tables qu’ un abat, le « palais » : les recettes de palais de bœuf abondent en effet dans les livres de cuisine français des XVIIe et XVIIIe siècles ; et l’ on sait par le journal d’ Héroard, son médecin, que de sa vie le roi Louis XIII n’ a jamais mangé d’ autre partie de cet animal1. Le XXe siècle, au contraire, a méprisé ce délicat morceau, à ce point que nul ne sait plus où le situer. La preuve par la recette _______________________________ Toutes sortes de documents témoignent de l’ ancienne diversité _______________________________________________________ 1. Cf. Monique Jauffret, thèse Paris IV, dactylographiée, 1987. Du goût et des goûts 149 lemangeur-ocha.com - Piault, Fabrice (sous la direction de). Le mangeur. Menus, maux et mots. Autrement, Coll. Mutations/Mangeurs N°138, Paris, 1993, 171 p. géographique et sociologique des goûts : récits de voyage, journaux intimes, recueils de proverbes, traités des aliments et œuvres littéraires diverses ; listes de prix, comptes de bouche, menus de banquets, cartes de restaurants, etc. Aucune pourtant n’ offre un témoignage aussi précis sur les trans- formations historiques du goût que la série des livres de cuisine. Dans la plupart des pays d’ Europe occidentale, elle est continue depuis le début du XIVe siècle2. Les anciens traités culinaires - souvent de simples recueils de recettes - témoignent moins des inventions de grands chefs que d’ un savoir collectif : de l’ un à l’ autre, et à travers plusieurs pays, on retrouve les mêmes plats, élaborés de manière analogue sinon rigou- reusement identique. S’ ils nous renseignent évidemment mieux sur les goûts des élites sociales que sur ceux des masses populaires, plusieurs, pourtant, évoquent ou décrivent à l’ occasion des plats vulgaires. Dès la fin du XIVe siècle, les recettes d’ un ensemble de « potages com- muns » ouvrent le « viandier » du Ménagier de Paris : un peu plus tard, le manuscrit du Vatican du Viandier de Taillevent mentionne douze plats dont il ne donne pas la recette parce que « femmes en sont maistresses, et chacun le sçait faire ». On connaît cependant par d’ autres livres les recettes de ces plats ordinaires. Laissons néanmoins de côté la difficile question des cuisines populaires, d’ autant que l’ on ne sait jamais si c’ est par goût ou par besoin que les pauvres mangent ce qu’ ils mangent. Pour démontrer que le goût a varié historiquement, mieux vaut se concentrer sur l’ alimentation des riches. Jamais les Français n’ ont accordé autant de prix aux épices qu’ aux XIVe et XVe siècles. C’ étaient elles qui donnaient alors aux mets leur statut gastronomique. Dans tout l’ Occident, la palette des épices n’ a jamais été aussi variée : les recettes, plus ou moins fréquemment selon les pays, mentionnaient le poivre rond et le poivre long, la cannelle, le gingembre, le galanga, le clou de girofle, la noix de muscade et son tégument le macis, le safran, la graine de Paradis ou maniguette, le mastic, le citoual, le cumin, l’ anis, la cardamome, le spic nard ou nard indien, etc. Toutes ces épices _______________________________________________________ 2. Cf. l’ enquête sur les traités culinaires anciens, en cours au Centre de recherche historique de l’ Ecole des hautes études en sciences sociales. 150 Le mangeur lemangeur-ocha.com - Piault, Fabrice (sous la direction de). Le mangeur. Menus, maux et mots. Autrement, Coll. Mutations/Mangeurs N°138, Paris, 1993, 171 p. se trouvaient ordinairement chez les épiciers ou apothicaires, alors que nombre d’ entre elles sont aujourd’ hui introuvables en Europe, les commerçants renonçant à en commander faute de demande. Le goût pour les épices se manifestait aussi par la fréquence de leur emploi, autrement dit par le nombre des recettes qui en mentionnaient, de 65 à 80 % selon les pays et les recueils, aux XIVe et XVe siècles. Quant à l’ importance des doses utilisées, les historiens spécialistes en discutent, car la plupart des recettes ne les précisent pas. Mais, les rares fois où elles sont indiquées, elles sont toujours impressionnantes, comparées aux doses que l’ on trouve aujourd’ hui dans les cuisines occidentales. Jusqu’ au XVIIe siècle, ce goût pour les épices s’ est manifesté en France comme dans les autres pays d’ Europe occidentale. Mais, à partir du XVIIe siècle, les Français ne le partagent plus : les étrangers de passage en France s’ en sont étonnés ; et les Français de leur côté, lorsqu’ ils voyageaient en Allemagne, en Pologne, en Espagne, etc., se sont plaints du supplice de Tantale qu’ on leur infligeait en leur présentant des mets appétissants mais immangeables par la profusion des épices dont ils étaient assaisonnés. Lorsque l’ on combine ces témoignages à celui des livres de cuisine, il s’ avère que les Français des XVIIe et XVIIIe siècles n’ ont pas renoncé complètement aux épices orientales mais que certaines d’ entre elles les dégoûtent désormais - en particulier le safran - et que, s’ ils affectionnent le poivre, le clou de girofle et la muscade, ils ne les utilisent plus qu’ à doses discrètes. En vérité, l’ étude des livres de cuisine français des XVIIe et XVIIIe siècles ne révèle pas de changement significatif de la proportion des recettes faisant appel aux épices orientales : elle est toujours de l’ ordre de 60 à 70 %. Mais uploads/Histoire/ 12-le-gout-a-son-histoire.pdf

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  • Publié le Oct 22, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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