Les quatre temps du patrimoine The four times of heritage Christian Barrère Lab
Les quatre temps du patrimoine The four times of heritage Christian Barrère Laboratoire Regards (Université de Reims) et ISMEA (Paris)1 I.1.1.1.1.1 I.1.1.1.1.2 I.1.1.1.1.3 A partir d’une étude de la littérature contemporaine relative au patrimoine le texte s’intéresse à la genèse et au contenu des différentes ‘inventions’ [Choay. F (1999)] du patrimoine. Les différences portent sur la titularité des patrimoines (individuel et/ou collectif) et sur leur statut temporel (un patrimoine faisant abstraction du temps ou, au contraire, lié au présent ou au passé, voire au futur). Une dernière section, conclusive, propose un nouveau programme de recherche, transformant le patrimoine en catégorie analytique, se donnant pour objet d’éclairer la dimension patrimoniale qui porte sur les objets mais aussi sur les acteurs économiques, leurs comportements et leurs choix. I.1.1.1.1.4 Mots-clés : patrimoine ; identité ; dissonance ; capital culturel ; approche patrimoniale. A framework distinguishing four moments to interpret heritage situations allows presenting the literature on heritage. Interpretations are related to the question of entitlement (individual and/or collective) and to the time status of heritage. The last and conclusive section proposes a new research program to use heritage as an analytical tool able to put the light on the heritage dimension of goods and institutions but, too, of individual behaviours and choices. 1 christian.barrere@gmail.com 1 Keywords : heritage ; identity ; dissonance ; cultural capital ; heritage approach. Introduction : le concept de patrimoine entre polysémie et inventions 2013 a marqué le centième anniversaire de la grande loi du 31 décembre 1913 qui organisait la protection du patrimoine et le trentième anniversaire de la création des journées européennes du patrimoine. Un patrimoine qui s'est considérablement étendu. De 1837, date du premier inventaire général en France des monuments historiques, à 1950, le nombre de ses monuments a été multiplié par 10 [Choay F. (1999), p. 10]. Le patrimoine a été appliqué à des éléments de plus en plus variés et nombreux : architecture mineure, vernaculaire, industrielle, tissu urbain, sites, paysages, environnement, et enfin patrimoine culturel immatériel, jusqu'à inclure très récemment les patrimoines virtuels (sites Internet, animations 3D, jeux vidéo, ...). Dans le même temps les politiques de patrimonialisation et de gestion des patrimoines existants se sont étendues et complexifiées, aboutissant à créer une lourde infrastructure administrative patrimoniale, nationale et internationale, et à multiplier les discours relatifs au patrimoine. Le terme même de patrimoine a été tellement repris qu’on peut se demander si l’inflation patrimoniale [Jeudy P.H. (1990, 2001) ; Heinich N. (2009)] n’a pas progressivement vidé la notion de patrimoine de toute pertinence : que désigne-t-on par ce terme quand on l'emploie indifféremment pour le patrimoine financier de Bill Gates et pour le patrimoine gastronomique français ? L’interrogation semble encore plus justifiée quand on observe que les premières utilisations explicites du terme patrimoine - d’une part dans le droit romain et ensuite le droit civil romano-continental, d’autre part dans les déclarations du pouvoir politique républicain lors de la Révolution française - ont un contenu idéologique fort différent ; alors que la première met l’accent sur la fongibilité marchande des ressources rassemblées dans un patrimoine privé, la seconde insiste sur le caractère collectif des legs sociaux du passé. L'objet de ce texte est précisément de proposer une présentation synthétique de la pensée patrimoniale du point de vue de son application aux réalités économiques, tout en respectant son hétérogénéité. Notre hypothèse est que les divergences entre représentations du patrimoine se concentrent sur deux aspects essentiels, celui de la titularité (un patrimoine individuel et/ou collectif), celui du temps (un patrimoine faisant abstraction du temps ou, au contraire, lié au présent ou au passé, voire au futur). Le premier peut être mis en relation avec le double caractère des sociétés modernes, sociétés marchandes mais aussi sociétés politiques 2 de citoyens. Le second sera interprété à partir de la notion de régimes d'historicité [Hartog F. (2003)] qui vise à rendre compte des façons différenciées de penser la relation entre passé, présent et futur. Nous nous intéresserons donc à la construction des différentes versions de la notion de patrimoine (‘l’invention’ du patrimoine, selon le terme de Françoise Choay), à travers l’énorme développement de la littérature, en France et à l’étranger, suscitée par le développement de politiques patrimoniales et alimentée principalement par les historiens, les géographes, les sociologues, les anthropologues, les analystes des politiques publiques et les professionnels de la conservation. Préciser les différentes acceptions du patrimoine est indispensable pour prétendre développer en économie une approche patrimoniale visant à analyser les conditions des choix individuels et le rôle des institutions collectives dans la régulation économique, comme certains en ont manifesté le projet [Barrère C., Barthélémy D., Nieddu M., Vivien F.D. (2004)] et comme les mêmes et d’autres ont commencé à le mettre en oeuvre. Nous verrons que quatre temps différents peuvent être repérés, quatre temps qui ne signifient pas que se succèdent quatre conceptions exhaustives et exclusives du patrimoine, mais quatre ‘inventions’ différentes du patrimoine à la source de comportements, de stratégies d’acteurs et de politiques différents. Le premier temps est celui de l’apparition, dans le droit privé romain, de la notion de patrimoine, conçu comme un patrimoine privé et homogène, relié à un sujet de droit (section 1). Le deuxième est celui de la formation progressive de la notion de patrimoine collectif, dans une période de ‘préhistoire’ du patrimoine (section 2). Nous étudierons ensuite les deux constructions qui définissent le patrimoine collectif en l’instrumentalisant, soit dans un troisième temps comme vecteur d’identité, affirmée puis contestée (section 3), soit dans un quatrième comme ressource, sociale et/ou économique (section 4). Une dernière section, conclusive, nous permettra de dégager de cette mise en perspective des grandes conceptualisations du patrimoine quelques leçons utiles pour son déploiement dans l’analyse économique des institutions et des stratégies. 1 Le patrimoine, universalité de biens privés Le patrimoine, dans la doctrine juridique française classique et, plus largement, dans la culture juridique romano-continentale, est défini comme un ensemble constituant au sens 3 juridique une universalité, ensemble indissociable d’actifs et de passifs, de droits et d’obligations. Il est unique et indivisible, relié à une entité, qui peut être une personne physique ou morale. Cette conception s’appuie sur le droit privé romain pour lequel la notion de patrimoine renvoie avant tout à l’idée d’universalité, d’ensemble qui prédomine sur ses constituants. La dimension temporelle est ‘présente en tant qu’absente’ : le temps est intégré par les résultats qu’il transmet au présent mais la notion de patrimoine privé efface l’origine et la datation des biens et implique une articulation spécifique passé-présent-futur en ce que seul compte le présent (à la différence de ce qui existe pour les autres biens, extra-patrimoniaux, res sacrae, religiosae ou sanctae pour lesquels, au contraire, l’origine est décisive) : « chaque succession ne formera plus qu'un seul patrimoine, et l'on ne distinguera plus diverses espèces de biens pour les distribuer suivant leur nature à diverses lignes ou branches d'héritiers : tous les biens resteront confondus, comme ils l'étaient dans la main du défunt qui pouvait disposer de tous »2. L’aliénabilité générale de ces biens, la possibilité de les évaluer monétairement, permet leur fongibilité comme la compensation entre actifs et passifs ; les droits patrimoniaux deviennent tous les droits (droits de créance, droits intellectuels et droits réels) qui peuvent être directement évalués monétairement. Cette conception individualiste et marchande du sujet et de l’objet du droit tranche avec l’ancien droit qui, en matière de succession, considérait les meubles, les acquêts et les propres comme formant des universalités juridiques distinctes. La logique marchande permet d’homogénéiser la valeur des différents constituants et permet ainsi le triomphe de la volonté du sujet de droit fondée sur son aptitude à posséder. Le patrimoine comme contenant est désormais distinct de son contenu, les éléments physiquement hétérogènes et variables. Aubry et Rau (1873) insisteront sur la primauté du sujet sur l’objet, sur le rôle central de la liberté et de la capacité de disposer du propriétaire du patrimoine déduite de sa personnalité juridique. Thomas (2002) montre clairement comment le droit privé romain distingue deux grandes catégories de biens : les biens qui font partie d’un patrimoine (res alicuius in bonis ou choses relevant d’un patrimoine appartenant à quelqu’un) et ceux qui ne peuvent en faire partie (res nullius in bonis ou choses faisant partie d’un patrimoine n’appartenant à personne). Les premiers sont appropriables soit par des personnes privées soit par des personnes publiques (d’où, par exemple, le patrimonium fisci) et donc aliénables. Les seconds ne le sont pas, ce sont des res extra commercium, parce qu’ils appartiennent au sacré (res sacrae, le domaine des Dieux), au religieux (res religiosae comme les sépultures) ou au sanctifié (res sanctae, les murs et portes de la ville), ou encore parce qu’ils sont publics et non domaniaux (comme des bâtiments publics qu’on peut louer ou vendre) mais affectés à l’usage public (comme les places ou les routes, les res publicae), cette appartenance étant établie par le recours à des procédures déterminées [Villers R. 2 Fenet, Recueil complet des travaux préparatoire du Code civil, t. XH, 1827, p. 189, cité par Witz C. uploads/Histoire/ les-quatre-temps-du-patrimoine.pdf
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- Publié le Mar 23, 2022
- Catégorie History / Histoire
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