Annales. Economies, sociétés, civilisations Autour des origines idéologiques lo
Annales. Economies, sociétés, civilisations Autour des origines idéologiques lointaines de la Révolution française : élites et despotisme Denis Richet Citer ce document / Cite this document : Richet Denis. Autour des origines idéologiques lointaines de la Révolution française : élites et despotisme. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 24ᵉ année, N. 1, 1969. pp. 1-23; doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1969.422030 https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1969_num_24_1_422030 Fichier pdf généré le 16/07/2018 ETUDES Autour des origines idéologiques lointaines de la Révolution française : EUTES ET DESPOTISME Qu'il y ait eu en 1789 non une révolution mais le télescopage 1 de trois révolutions, que le ressentiment des classes inférieures urbaines et le mécontentement paysan se fussent provisoirement rencontrés avec la volonté novatrice d'une partie des groupes dirigeants, voilà qui a singularisé la France dans l'Europe des princes éclairés 2 et en partie conditionné son destin jusqu'à nos jours. Cette spécificité des bouleversements révolutionnaires français, lors même que l'on tient compte de leur environnement « atlantique » 3, est-elle seulement le fruit d'un accident du court terme ? Ni la dépression intercyclique ni la « Pré-révolution » 4 n'enferment dans leurs limites un mouvement qu'il faut suivre au plan de la longue durée. Michelet l'avait bien vu : la maturation des forces qui ont convergé en ce grand été de la Libération a été pluriséculaire. On ne reviendra pas sur les aspects économiques et sociaux de ce long enfantement. D'autres, plus qualifiés, en ont esquissé les phases 5. Ce qui nous retiendra, ce sont les représentations mentales que, de Louis XII à Louis XVI, les divers groupes de la société française ont subies avant de les modifier. Pour l'heure, il s'agit de saisir la lente prise de conscience d'une élite, la façon dont cette élite a pensé sa propre légitimité et sa composition idéale, à travers quelles vicissitudes elle a rêvé ses rapports avec le Pouvoir, avant de transformer son rêve en réalité. Ce faisant, l'on tentera de répondre 1. F. Furet, in Furet et Richet, La Révolution française. Hachette, 1966. 2. J'ai tenté de le montrer dans ma préface à Léo Gershey, L'Europe des Princes éclairés (Fayard, 1966). 3. R. P. Palmer, The Age of Democratic Revolution (1959) et Jacques Godechot, Les Révolutions 1770-1799. P.U.F., 1963. 4. Jean Egret, La Pré-révolution française. P.U.F., 1962. 5. Fernand Bratxdel, Civilisation matérielle et capitalisme. A. Colin, 1967. Annales (24e année, janvier-février 1969, n° 1) DENIS RIGHET à la suggestion insidieuse niais pertinente d'un critique x : doit-on parler de Révolution bourgeoise ou de Révolution des Lumières ? Saisir les élites, ce n'est pas reprendre le débat « ordres et classes » qui a suscité, ces temps derniers, publications 2 et colloques 3. Si l'on adoptait le modèle, élaboré par la sociologie américaine d'hier, de « stratification sociale », on s'exposerait, comme l'a remarquablement démontré Louis Dumont 4, à s'enfermer dans un cercle vicieux. Une telle problématique n'a de sens qu'à l'intérieur d'une « idéologie mère », d'un système de valeurs propre à notre temps et à notre espace culturels, où le rapport essentiel est celui de l'égalitarisme. « En d'autres termes — écrit Dumont — l'homme ne fait pas que penser, il agit. Il n'a pas seulement des idées, mais des valeurs. Adopter une valeur, c'est hiérarchiser, et un certain consensus sur les valeurs, une certaine hiérarchie des idées, des choses et des gens est indispensable à la vie sociale. Cela est tout à fait indépendant des inégalités naturelles ou de la répartition du pouvoir ». Sans doute, pour qui étudie, comme Dumont, les castes des Indes, cette distanciation entre enquêteur et enquêtes, pour difficile qu'elle soit, est-elle rendue quasi nécessaire par l'écart spatial autant que temporel qui les sépare. Remonter à travers le temps dans l'espace français nous fait trébucher sur d'autres pièges. Notre propos est de discerner ce type de hiérarchie élaboré lentement à travers les temps modernes, et qui survivra aux avatars des révolutions du XIXe siècle. Hiérarchie fondée sur un ordre d'abord naturel et divin, puis historique et rationnel, que la société accepte et ne remet pas en cause. Qu'on ne nous objecte pas les contestations révélées par les crises révolutionnaires (la Ligue, la Fronde, la Révolution des Sans-Culottes). Ce que révèlent ces crises, ce sont des phénomènes de « décharge », de « renversement » 5, d'inversion temporaire des valeurs fondamentales de la société. Trouverons-nous cette hiérarchie dans ce qu'Olivier-Martin a appelé « l'organisation corporative de la France d'Ancien Régime 6 » ? Dans 1. Claude Mazauric, « Sur une nouvelle conception de la Révolution française » in Annales historiques de la Révolution française, juillet-septembre 1967. 2. Roland Mousïïier, « Problèmes de stratification sociale », in Mousnier, Laba- tut et Durand, Deux cahiers de la noblesse. P.U.F., 1965. 3. Deux colloques sur ce thème ont eu lieu en 1966-1967, l'un au Centre de Recherches sur la Civilisation de l'Europe moderne (Sorbonně), l'autre à l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud. 4. Louis Dumont, Homo Hier archicus. Gallimard, 1966. 5. Elias Canetti, Masse et puissance. Gallimard, 1966. 6. Olivier-Martin, L'Organisation corporative de la France d'Ancien Régime. Paris, 1938. ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION les pesants traités de Loyseau г dont on nous parle tant ? Sans doute — et c'est ce que M. Mousnier a le mieux mis en lumière 2 — l'importance fondamentale de la notion de sanior pars dans le mode de représentativité à l'intérieur des corps et communautés représentés auprès du roi, périodiquement ou continuement, révèle-t-elle l'existence d'une grille, le plus souvent implicite, à laquelle se plient dominants et dominés. Malheureux le clerc de notaire qui, en transcrivant sur un méchant papier les noms des électeurs à une « fabrique » paroissiale, plaçait un procureur au Parlement avant un marchand épicier ! Il devait raturer fébrilement sa minute 3. Mais quelles étaient les mailles de cette grille ? Nous voudrions montrer que la hiérarchie réelle ne se confond pas avec celle dés ordres, et qu'elle se définit davantage par ceux qu'elle exclut que par ceux qu'elle intègre, ou, si l'on préfère, que sa construction part d'en bas et non d'en haut. Trop d'historiens du droit nous ont donné des « ordres », des « états », une image quelque peu simpliste. Il n'exista en fait, après 1560, et à la faveur des sacrifices financiers doublement exigés par l'opinion et par la monarchie, qu'un seul ordre, bénéficiant d'une représentation à la fois permanente et périodique : le clergé. La noblesse, exaltée par tant d'aspirants à l'intégration, n'obtint jamais, malgré ses tentatives lors de la Fronde 4 un tel privilège. Bien des raisons expliquent cet échec. En dépit des minutieux traités sur les préséances5, en attendant les gémissements de Saint-Simon e, la noblesse fut le groupe [où le sentiment d'une égalité originelle, s'ajoutant à la représentativité la plus large lors des consultations demandées par la monarchie 7, l'emporta le plus fréquemment sur les dissensions internes. Quant au Tiers- État — et cette qualification même est signifiante — il n'eut jamais qu'une existence juridique. Ce fut, si j'ose dire, un ordre négatif, qui se définissait seulement par ce dont il était exclu : non pas certes les privilèges (chacun sait qu'il était lui-même constitué d'un faisceau de privilèges) mais le sang bleu et le service de Dieu. Quantitativement un 1. Loyseau, Cinq Livres du droit des offices, suivis du Livre des seigneuries et de celui des ordres. Paris, 1610. 2. Roland Mousnier, La participation des gouvernés à Vactivité des gouvernants dans la France du XVIIe et du XVIIIe siècles, in Recueils de la Société Jean Bodm (vol. XXIV). 3. Archives nationales. Minutier central. (Nombreux exemples.) 4. Ouvrage de Loyseau, cité plus haut. 5. Villeroy, Discours des rangs et séances de France, manuscrit français 3383, Bibliothèque nationale. Borzon, Des dignités temporelles, Paris, 1683. 6. Saint-Simon, « Mémoire sur la renonciation », Écrits inédits de Saint-Simon, t. IL Paris, 1880. 7. J. Russel-Major, The Deputies of the Estates General in Renaissance France. Madison, 1960, a démontré, sur des bases du reste contestables, l'écrasante prépondérance de la petite noblesse lors des consultations de 1484, 1560, 1576, 1588, 1593 et 1614. DENIS RIGHET fossé sépare la représentativité des délégués du Tiers et celle des représentants des deux autres états. Le principe de la sanior pars joua peu chez les gentilshommes, épisodiquement chez les clercs \ massivement et durablement chez les roturiers 2. Il est fort remarquable que cette situation ait provoqué, au milieu du xvie siècle, l'inquiétude des théoriciens et la recherche d'une solution de rechange : si on « tirait du panier » la fine fleur robině du Tiers pour en faire un ordre distinct, si on groupait les officiers en un « quatrième état », ne pourrait-on pas dresser ainsi une véritable barrière contre les barbares ? Chacun savait, d'autre part, qu'il était difficle pour l'élite vouée au service de Dieu ou aux armes, de rejeter dans la tourbe les milieux qui permettaient son propre renouvellement. Dès 1519, Claude de Seyssel insistait sur les lois biologiques qui nourrissaient la noblesse à partir du « moyen état » 3. Et cette conception ne fut uploads/Histoire/ 1969-texto-de-denis-richet.pdf
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- Publié le Nov 16, 2022
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