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Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand — www.lycee-chateaubriand.fr/le-cru Reproduction et utilisation interdites sans l’accord explicite de l’auteur ou du CRU. 1 L’œuvre d’art, entre geste technique et parole mythique selon André Leroi-Gourhan. Vous avez cette année pour certains la thématique des sciences humaines à traiter et pour d’autres, le thème de la parole. Or, le meilleur moyen pour comprendre la spécificité des sciences humaines semble être d’observer sur le terrain et au travail un spécialiste en la matière. Les sciences humaines sont en effet comme le dit Lévi-Strauss des « sciences du concret ». On ne doit pas couper l’appréhension de leurs méthodes du matériau concret et particulier qu’elles cherchent à mettre en ordre. Si l’on veut bien en parler, il faut donc avoir en tête des enquêtes précises et particulières et être capables de restituer des études de cas bien particulières. Les sciences humaines sont le résultat d’un va-et-vient constant entre ce matériau riche, concret et hétérogène et les concepts généraux élaborés à même ce matériau. Ce sont des sciences qui, par contraste avec les sciences de la nature ou les sciences exactes, impliquent le sujet qui les met en œuvre, conscient des projections mêlées d’imaginaire qu’il doit sans cesse corriger pour rectifier son approche. Les sciences humaines sont également, comme le dit Foucault, des sciences « apatrides », c’est- à-dire en quelque sorte nomades : elles circulent entre d’un côté les sciences qui appliquent les mathématiques à la nature et de l’autre la philosophie, qui vise la question globale du sens. Parfois les sciences humaines ont recours à des mathématisations partielles (des statistiques, des tableaux, etc.), et vont vers la quantification de leur objet, parfois elles s’élèvent au niveau d’une réflexion globale sur le sens de l’action humaine en général, sur ce qu’est l’homme. Elles sont en effet des sciences qui reposent sur la compréhension de valeurs et non sur la seule explication de caractéristiques d’un objet. Elles sont interprétatives et reposent sur un cercle vertueux entre projection subjective d’un sens et correctif objectif apporté pour corriger cette projection. Elles supposent le recours à l’imagination, mais une imagination « en vue du réel », comme le dit Goethe, et non à une fantaisie débridée, ce qui les distingue du simple roman et leur fait mériter le nom de science. Or, la paléontologie, science des vieux vestiges de l’humanité, semble offrir un bon laboratoire expérimental pour déterminer ce que c’est qu’une science humaine. Comme l’ethnologie, elle suppose de se décentrer consciemment de son propre point de vue culturel de départ pour imaginer des modes de vie et des valeurs différents, tout en ayant conscience de la difficulté à surmonter l’écart entre la personne qui recherche le sens d’un objet ou d’une pratique et la personne qui l’y a plus ou moins inconsciemment mis. Mais par contraste avec l’ethnologue, le paléontologue ne peut espérer discuter avec les personnes qui ont inscrits leurs valeurs dans des objets et des figures puisqu’elles ont disparu. La paléontologie est une science humaine en péril, qui ne peut guère faire mieux qu’exhiber sa fragilité. L’imagination apparaît donc plus clairement que dans d’autres sciences humaines comme la faculté principale à mettre en œuvre. Toutefois, cette imagination est actuellement de mieux en mieux corrigée par des techniques de fouilles et de datation de plus en plus fondées sur des logiciels de traitement informatique, permettant de travailler sur des données mathématisables relativement précises. La question du classement des œuvres selon l’axe du temps est primordiale pour organiser le chaos des outils et figures entassés parfois pêle-mêle dans une même strate géologique. Les techniques de datation par le carbone 14, ou par analyse du pollen, sont de plus en plus performantes pour dater les ossements retrouvés, mais un flottement demeure quant à la pertinence des datations des figures : qu’est-ce qui prouve que le charbon de bois utilisé sur une paroi n’est pas le débris d’un feu réalisé dans une époque très antérieure à celle du geste de Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand — www.lycee-chateaubriand.fr/le-cru Reproduction et utilisation interdites sans l’accord explicite de l’auteur ou du CRU. 2 figuration ? Le classement ne peut résulter de la seule explication scientifique, c’est-à-dire par le recours aux sciences de la nature : il suppose nécessairement une interprétation du sens de ce qui est à classer et celle-ci dépasse le niveau des données mathématisables. Une autre difficulté pour aborder cette science humaine qu’est la paléontologie est la difficulté à interpréter des objets qui étaient le support de mythes oraux, de paroles magiques. On sent à la présence muette des figures qui sont parvenues jusqu’à nous qu’elles vont se mettre à parler. Mais comment ne pas leur faire parler une autre langue que leur langue originaire ? Peut-on faire parler les représentations figurées et les signes abstraits retrouvés au fond des grottes sanctuaires ? Là encore, pour aborder la question de la parole vive, aborder l’art pariétal se trouve être intéressant. Car les peuples qui ont réalisé ces œuvres rupestres ne possédaient pas encore l’écriture. Est-ce que cet art pouvait servir de sorte de proto-écriture, de support pour le récit de mythes oraux ? Qu’est-ce qu’une civilisation basée uniquement sur la parole nous révèle à nous, société de l’écriture ? C’est pour donner de la matière à vos réflexions sur le fonctionnement concret des sciences humaines et pour interroger le lien entre production artistique et parole rituelle collective qu’il peut être intéressant pour vous d’avoir un aperçu de ce qu’a réalisé le paléontologue André Leroi- Gourhan et c’est ce que je vais donc vous proposer aujourd’hui. 1. Conception générale de Leroi-Gourhan. Né en 1911 et mort en 1986, André Leroi-Gourhan est l’un des pères de la paléontologie et de l’anthropologie, tant par la qualité scientifique de ses enquêtes de terrain, qui se sont illustrées notamment au travers de ses fouilles exemplaires menées à Arcy-sur-Cure, dans l’Yonne, que par l’ampleur des vues systématiques qu’il a déployées. Parmi ses premiers ouvrages, on peut citer son enquête sur la Civilisation du Rennes, publiée dès 1936. Celle-ci est prolongée par des recherches plus générales sur le rapport de L’homme (à) la matière, et du Milieu à la technique. Son œuvre majeure réside d’une part dans son ouvrage anthropologique de 1964, Le geste et la parole, composé de deux volumes, le premier sur la Technique et le langage et le second sur la Mémoire et les rythmes ; d’autre part, elle s’illustre à travers la somme que constitue La préhistoire de l’art occidental, un ouvrage dont la réalisation va l’occuper de 1947 à 1956 et qui offre le matériau visuel sur lequel ses approches anthropologiques de l’ouvrage Le geste et la parole peuvent s’appliquer. Leroi-Gourhan part du paradoxe suivant : tout semble favoriser la compréhension de l’art préhistorique, mais nous sommes pourtant en réalité « très mal préparés à concevoir le primitif »1. Les sciences humaines se construisent sur cette distance, et la tentative pour faire se recouper les horizons, pour reprendre le vocabulaire de Gadamer, à savoir l’horizon de celui qui a composé les œuvres et l’horizon de celui qui l’interprète. Pourquoi tout semble-t-il favoriser cette science humaine qu’est la paléontologie à l’époque où écrit Leroi-Gourhan ? Pourquoi le sentiment de la distance peut-il sembler au premier abord annihilé ? En premier lieu, la tendance de l’art moderne à l’abstraction, l’expérience du surréalisme et de l’art brut suscitent un intérêt vif et évident pour l’art préhistorique. Abstrait dès son origine, l’art préhistorique recourt à des signes et des graphismes expressifs. Quand il est figuratif, il l’est sans le poids de la narrativité dont certains artistes souhaitent se délester dans le contexte de « la crise de la 1 Préhistoire de l’art occidental, p. 246. Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand — www.lycee-chateaubriand.fr/le-cru Reproduction et utilisation interdites sans l’accord explicite de l’auteur ou du CRU. 3 figuration ». L’art le plus contemporain semble rejoindre l’art préhistorique2. « Les tendances de l’art abstrait actuel seraient insaisissables, comme retour aux sources, si les sources n’étaient pas élucidées »3. « Aussi cet art, le plus éloigné de nous dans le temps est-il aussi peut-être le plus proche de notre vision et de nos préoccupations modernes ». En second lieu, à l’époque où écrit Leroi-Gourhan, une grande quantité d’œuvres préhistoriques viennent d’être mises au jour. Les découvertes majeures se multiplient dans la première moitié du XXème siècle, couronnées par celle de Lascaux en 1940. La constitution des premiers musées d’art préhistorique et les premières visites organisées dans les grottes ornées semblent elles aussi permettre l’expérience directe de ces œuvres à un public de plus en plus large. De plus, les recherches en ethnologie se sont multipliées, ce qui semble augurer de vastes enquêtes comparatives, par delà les âges. Or, Leroi-Gourhan tire le constat suivant lequel nous serions pourtant très mal engagés : nous sommes à peu près, nous dit-il avec ironie, comme des martiens qui visiteraient une cathédrale gothique. Quels sont les obstacles épistémologiques qui font obstacle au progrès de cette science humaine qu’est la paléontologie ? Pourquoi uploads/Histoire/ art-leroigourhan-vanvliet.pdf

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  • Publié le Aoû 03, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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