JACQUES CHASTENET A QUOI SERT L'HISTOIRE ? e nos jours l'histoire connaît en Fr

JACQUES CHASTENET A QUOI SERT L'HISTOIRE ? e nos jours l'histoire connaît en France une vogue extraordi- A l'usage du grand public, des livres et des biographies histori- ques ne cessent de paraître ; les revues de vulgarisation historique foisonnent ; les conférences et visites commentées se multiplient ; la télévision présente constamment des spectacles évoquant des événements, des décors et des personnages historiques. La radio abonde en récits d'histoire. A l'usage des amateurs sérieux et des érudits professionnels c'est une marée montante de thèses, mémoires, comptes rendus de fouilles d'archives publiques et privées, communications de tous genres. En présence de cet engouement, de cet immense remue- ménage, deux questions viennent à l'esprit : Qu'est-ce au juste que l'histoire ? A quoi sert-elle ? Littré en donne cette définition : « récit des faits, des événe- ments relatifs aux peuples en particulier et à l'humanité en géné- ral ». Larousse, lui, écrit : « récit des événements, des faits dignes de mémoire ». L'une et l'autre définition apparaissent nettement insuffisan- tes. L'histoire ne se borne pas à la relation de faits et d'événe- ments ; elle évoque des mœurs, des courants de pensée, des institu- tions, des personnalités. Quant à « ce qui est digne de mémoire », il faudrait être bien présomptueux pour le préciser. Une première remarque s'impose : l'histoire proprement dite ne commence qu'avec l'apparition de l'écriture, au moins idéogra- phique, et pour les seuls peuples qui l'ont inventée. C'est dire qu'el- le ne remonte pas, et pour de rares peuples, à beaucoup plus de cinq mille ans. 514 A QUOI SERT L'HISTOIRE ? Durée infime en regard des immenses périodes préhistoriques au cours desquelles YHotno faber a fait son apparition, s'est affiné, et a fini par fonder des civilisations ayant laissé des ruines. L'étude de l'évolution de YHomo faber relève de la paléontolo- gie, de l'anthropologie et de l'ethnographie, celle des civilisations écroulées sans laisser de traces écrites de l'archéologie. L'histoire proprement dite commence avec les premiers idéogrammes. Les plus anciens documents écrits consistaient soit en invoca- tions aux puissances divines, soit en affirmations de la grandeur du souverain, soit, plus rarement, en règles de bonne conduite. Ensuite vinrent des récits plus ou moins fabuleux. Enfin apparurent des relations de faits contemporains. Tout cela est d'ailleurs assez souvent mêlé : dans l'abondante littérature prétendue historique de l'Inde et de la Chine anciennes, il est malaisé de démêler ce qui est proprement histoire de ce qui est légende. ornons-nous ici à évoquer l'histoire écrite dans le monde occi- dental. Le plus ancien historien de l'Antiquité classique est Hérodote, né à Halicarnasse, au V e siècle avant notre ère. Il fut un grand voyageur et un reporter de talent qui n'était pas dupe des fables qu'il rapportait. Thucydide, qui lui est un peu postérieur, est le premier véri- table historien : précis, impartial, mettant hommes et faits à leur juste place. Le Romain Tite-Live est sensiblement moins objectif, et on peut douter de l'authenticité des discours qu'il se plaît à rapporter. Quant à César, ses Commentaires de la guerre des Gaules sont essentiellement un ouvrage de propagande destiné à servir sa carriè- re politique. A propos de Tacite, qui vient ensuite, Chateaubriand a écrit : a Quand tout tremble devant le tyran et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron pros- père : Tacite est déjà né dans l'Empire, il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde... » En réalité, Tacite, admirable styliste, est un partisan nostalgique de l'ancienne oligar- chie romaine et, plus que de l'histoire, il a écrit des pamphlets. À QUOI SERT L'HISTOIRE 515 Ceux qui, après lui, se mêlent, dans le monde romain, d'écrire l'histoire sont, Ammien Marcelin peut-être excepté, des conpila- teurs dénués d'esprit critique. Quant au Byzantin Procope, contemporain de l'empereur Justinien, le fait qu'il écrit une Histoire des guerres dejustinien et une Histoire secrète se contredisant conduit à ne l'utiliser qu'avec une extrême prudence. Pour avoir des lumières sur les sociétés de l'Antiquité, leurs mœurs, leurs circonstances économiques, c'est aux œuvres pure- ment littéraires qu'il faut s'adresser comme aussi aux textes législa- tifs et aux décisions de justice. Force est d'ailleurs de se résigner à de graves lacunes. Les historiens qui écrivent pendant le Moyen Age ne sont guère que des chroniqueurs dominés tantôt par des préoccupations religieuses, comme Grégoire de Tours, tantôt par des préoccupa- tions politiques, comme Philippe de Commynes, tantôt surtout amateurs de belles scènes chevaleresques, tel Froissart. Avec les temps modernes, les historiens se multiplient mais ils s'intéressent presque uniquement aux événements politiques et aux figures de proue. Comme ayant des curiosités plus étendues on peut citer, au xvnr siècle, les Français Montesquieu et Voltaire et l'An- glais Gibbon. Quant aux mémorialistes — on pense inévitablement au duc de Saint-Simon — leurs écrits sont pour l'historien une source inestimable de renseignements mais, essentiellement subjec- tifs, ils ne sont pas proprement historiques. Viennent le xix e siècle et la vague romantique : l'histoire connaît soudainement une extrême faveur et les ouvrages histori- ques se multiplient. Mais on continue à s'intéresser davantage aux événements politiques et militaires, aux personnalités marquantes et, éventuellement, aux mouvements de pensée qu'aux conditions économiques et à la vie des masses. Cependant Michelet aura des intuitions fulgurantes. L'Allemand Hegel propose une orientation nouvelle à la pensée historique en affirmant que toute réalité passe par trois stades successifs : thèse, antithèse, synthèse. Cette affirmation est reprise par Karl Marx qui en déduit l'inévitabilité de la guerre des classes aboutissant à l'instauration du communisme. Cependant la critique historique fait de grand progrès et des méthodes nouvelles d'investigation sont mises en œuvre : en France 516 ÀOJJOI SERT L'HISTOIRE Sainte-Beuve dans son Port-Royal, Tocqueville dans sa Démocratie en Amérique, Taine dans ses Origines de la France contemporaine, Fustel de Coulanges dans sa Cité antique, témoignent de ce renou- vellement. Renouvellement qui, d'ailleurs, s'affirme simultanément en Grande-Bretagne, en Italie et, surtout, en Allemagne. Cepen- dant, si objectifs que se veulent ces historiens, ils n'en laissent pas moins — cela est inévitable — transparaître de temps à autre leurs préférences doctrinales et politiques. C oncurremment avec les successeurs, souvent remarquables, de ces maîtres, apparaissent au xx e siècle des historiens ayant de leur discipline une vue un peu différente. Fréquemment passés, si Français, par l'Ecole des chartes, ces historiens prospectent les archives tant publiques que privées pour y puiser des renseignements précis sur la situation économique, le régime des terres, les modes de culture, le développement urbain, l'état des fortunes, les pratiques religieuses, la vie familiale, les mœurs privées à telle ou telle époque, dans telle ou telle province (l'histoire locale connaît une rare faveur). Nombre d'historiens associent heureusement ces préoccupa- tions nouvelles aux vues traditionnelles. Mais certains en font leur unique souci et se piquent d'écrire une « histoire non événementiel- le » ; ils laissent systématiquement de côté les événements pour ne décrire que la vie quotidienne du plus grand nombre, l'évolution sociale et les mouvements de pensée. Cette « histoire non événementielle », que ses adeptes opposent à 1'« histoire-batailles », éclaire utilement des aspects trop négligés du passé. Mais elle est, elle aussi, sujette à des erreurs et à des partis pris. Les testaments trouvés dans les archives notariales n'ont pas forcément été complets. Les bénéfices agricoles ou commerciaux, les revenus fonciers, ont souvent, pour des raisons fiscales, été sous-évalués. Les pertes entraînées par les guerres ou par les intempéries ont pu être surévaluées dans l'espoir d'une indemnité. L'effet des dévaluations et réévaluations monétaires est très difficile à apprécier. Ajoutons que ce qui, de nos jours, paraît insupportable peut avoir été, autrefois, assez aisément supporté. La fable du Savetier et du Financier nous laisse présumer qu'au xvn e siècle l'envie était en France moins répandue qu'aujourd'hui. En revanche tel souci — celui des fins dernières notamment — qui dominait la vie de À OJJOI SERT L'HISTOIRE 517 nos aïeux nous est devenu, sauf exception, assez lointain. Les difficultés rencontrées par l'historien sont particulièrement grandes, sinon insurmontables, quand il traite de pays relevant d'autres civilisations que la sienne. Les orientalistes, par exemple, se heurtent à des conceptions du monde qui leur sont étrangères et qu'il leur est singulièrement malaisé d'interpréter correctement. L'histoire de l'art, si en vogue de nos jours, offre quelque certi- tude quand elle se borne à décrire. Mais quand elle aborde — ce qui lui est difficile de ne pas faire — les influences, les symboles, les interprétations, l'incertitude commence. En dépit de la vogue de l'histoire non événementielle, l'histoire traditionnelle attire des adeptes et un public plus nombreux que jamais. Laissons de côté les romans historiques et les biographies romancées. Les ouvrages de ce type peuvent avoir des mérites litté- raires mais ils sont étrangers à l'histoire. De nos jours le grand public fait du succès à des ouvrages uploads/Histoire/ a-quoi-sert-l-x27-histoire-jacques-chastenet.pdf

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  • Publié le Dec 29, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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