ENCYCLOPÉDIE DES NUISANCES Dictionnaire de la déraison .dans les arts, les scie

ENCYCLOPÉDIE DES NUISANCES Dictionnaire de la déraison .dans les arts, les sciences & les métiers 8 août 1986 - Trimestriel ENCYCLOPÉDIE DES NUISANCES TOME 1 FASCICULE 8 Directeur de la publication: Jaime Semprun Adresse: Boîte postale 188, 75665 Paris Cedex 14 Prix du numéro: 30 francs Trimestriel. Abonnement annuel (4 numéros) : 100 francs c.c.r. : 19 624 51 E Paris Photocomposition: Cicero, 12, rue Saint-Gilles, 75003 Paris Imprimé en France par Impressions F.L., 4 à 18, rue Jules-Ferry, 93 La Courneuve Dépôt légal : août 1986 N° ISSN : 0765-6424 - - - - ABÎME D'un gouffre sans fond, ou du moins que l'on ne peut sonder, on dira que c'est un abîme. Doit-on le dire de celui dans lequel se précipite sous nos yeux la société de la déPossession ? Que sa chute soit sans fin, ne trouve son terme qu'avec l'autodestruction de l'espèce humaine, vozJà qui peut sans doute être considéré comme une pure hypothèse, à l'instar du fameux « syndrome chinois ». Mais c'est pourtant la présence écrasante d'une telle possibzlité quijuge désormais toutes les actions des hommes, et détermine déjà l'édification des diverses « barrières de confinement» grâce auxquelles un monde en guerre contre sa propre puissance prétend, pour s'éviter une fin effroyable, se survivre dans un effroi sans fin. La véritable question est donc: combien faudra-t-zJ encore de Tchernobyl pour que la vérité du vieux slogan « la révolution ou la mort » s'impose comme le dernier mot de la pensée scientifique de ce siècle ? Que l'exigence de la vie soit à présent devenue un programme révolutionnaire, c'est ce que manifeste au moins négative- ment ce fait : emportées toujours plus loin dans la démence par les nécessités de leur domination, les forces sociales que l'on aurait autrefois appelées conservatrices ne se sou- cient même plus de conserver les bases bio- logiques de la survie de l'espèce. En réalité, elles s'appliquent tout au contraire à les détruire méthodiquement ; et les mesures du gouffre qu'elles creusent sont calculées et recalculées en permanence par leurs ordina- teurs, avec la vitesse prévisible de la chute, sans oublier l'âge du capitaine, c'est-à-dire la « durée de vie» du césium ou du pluto- nium. Car cette société est folle au sens de Chesterton: elle a tout perdu saufla raison, cette raison abstraite de la marchandise qui est sa dernière raison d'être, celle qui a eu raison de toutes les autres. Sans doute s'est- il déj à trouvé, dans l' histoire, des classes dominantes qui, ayant perdu toute perspec- tive historique autre que leur perpétuation envers et contre tout, s'enfonçaient dans une irresponsabilité suicidaire. Mais jamais elles n'ont pu mettre de tels moyens au service d'un tel mépris de la vie. 165 Quand le nihilisme au pouvoir se signale par les exactions de ces dadaïstes d'État qui jonchent les débris de la ville de leurs déjec- tions géométriques, comme pour marquer le territoire de l'abstraction bureaucratique, on peut se contenter de remarquer que toutes les décadences ne se valent pas, même du point de vue esthétique. En revanche, quand ce nihilisme, avec ladite « guerre des étoi- les », ambitionne de prendre des proportions cosmiques, on doit admettre que, sans quit- ter pour autant le registre de la bouffonne- rie, il élargit considérablement celui du macabre. Auprès d'un tel projet, les fantai- sies apocalyptiques d'un Sade paraissent le produit d'une imagination timorée. Selon certains experts, il manque pourtant à ce système d'apocalypse automatisée, pour se prétendre à bon droit infaillible, de pouvoir être convenablement testé grâce à un ou deux essais « en grandeur réelle ». C'est là, par exemple, la principale objection formulée par un connaisseur avisé, puisqu'il s'agit d'un technicien chevronné de l' extermina- tion, ayant œuvré dans l'informatisation de la guerre du Vietnam (David Lorge Parnas, «Software aspects of strategie defense systems », Communications of the Associa- tion for Computing Machinery, décembre 1985). Selon d'autres, en France, pour pou- voir se fier aveuglément à un tel système, « il faut être assuré de pouvoir disposer, en état de marche permanent, d'un logiciel de plus de dix millions d'instructions fonctionnant en temps réel sur un ensemble de machines ayant globalement la capacité de traiter mille milliards d'opérations par seconde, ce qui pose le problème de la rapidité de la prise de décisions politiques et de la concertation» (le Monde, 7 juin 1986). Mais sans doute les promoteurs de cette I.D.S. (Initiative de Défense Stratégique) négligeront -ils d'aussi misérables arguties, et s'inspireront-ils plu- tôt de la méthodologie dont un rapport offi- ciel sur l'explosion en vol de la navette spatiale Challenger, le 28 janvier 1986, nous a confirmé la rigueur : informés depuis pres- que neuf ans de la « mauvaise conception» de la pièce qui devait être à l'origine de l'accident, les responsables de la NASA, comme ceux de la firme sous-traitante con- cernée, « se sont d'abord abstenus de voir là un problème, puis se sont abstenus d'y apporter une solution, et l'ont finalement traitée comme un risque acceptable» (le Monde, II juin 1986). Certes, tous les ris- ques sont acceptables, quand on fait en sorte de ne pas laisser à ceux qui les prennent l'occasion de les refuser. Cet impeccable réalisme de la gestion bureaucratique, ici américaine, et démocra- tiquement secondée par l'honnêteté de ses fournisseurs, lui permet aisément d'obtenir, dans toutes sortes de domaines, les essais en grandeur réelle qui manquent encore à sa connaissance des catastrophes, à sa science catastrophique. Et quel que soit notre atta- chement à la vérité, il nous faut bien admet- tre que dans le cas d'une guerre nucléaire totale, menée par des machines, la distinc- tion entre la vérité et l'erreur, entre un déclenchement opportun et une mise à feu accidentelle, devra rester assez évanescente. Mais à qui pourrons-nous alors murmurer ce fin mot de l'histoire: Rien n'est vrai, tout est permis ? Face à d'aussi accablantes réalités, il faut aujourd'hui affirmer sans circonlocutions que la pensée scientifique est comme le jardinage dans un cimetière: même quand il y a des fleurs, on sait sur quoi elles poussent. Res- tons donc un instant dans le domaine végé- tal. Nous avons considéré ailleurs comment pour les savants l'arbre abstrait de leurs hypo- thèses sur la disparition de la forêt cachait la forêt disparue (voir l'article Abêtissement). Et la patience avec laquelle ils élaguent cet arbre hypothétique montre assez qu'ils sont prêts à sacrifier toutes les forêts réelles, et toute vie réelle, pour parfaire leur connais- sance des déserts de l'abstraction. Cette reli- gion scientifique a, comme l'ancienne, ses 166 prêtres et ses martyrs, ses fanatiques et ses illuminés (voir l'article Abnégation). Pour- tant, aussi « désintéressée» se prétende-t- elle, rien ne peut la détourner de servir un ordre social que gouvernent sans doute des intérêts plus immédiats, mais qui s'affaire avec tant de zèle à créer partout concrète- ment les conditions de vide expérimental qu'elle recherche elle-même pour ses calculs et ses opérations. Quels que soient la hau- teur de son idéal, ses ambitions, ses scrupu- les, elle doit bien reconnaître dans cette pratique profane sa réalisation terrestre : toute déraison particulière n'est qu'une épreuve sur le chemin de la Raison, épreuve dont la foi doit sortir grandie, puisque cha- que nouveau désastre justifie la médiation des spécialistes, seuls capables de l'interpréter et de le comprendre. Et le règne de la Science arrivera quand aura enfin été réduite à rien cette fâcheuse source d'erreurs qu'est l' exis- tence humaine. Car chaque catastrophe montre le peu de fiabilité de cette fantasque humanité. De cette organisation sociale, on peut donc dire que la vie n'est, à tous égards, pas dans ses moyens. D'une part, qu'il s'agisse de l'existence normale des arbres ou de celle des hommes, il est admis que tout ce qui lui est nécessaire coûte désormais beaucoup trop cher pour l'économie existante. Un genre de vie qui aurait eu autrefois une allure de sim- plicité quasi ascétique serait aujourd'hui comme un luxe inouï, quand seulement res- pirer un air pur ou jouir du calme est pres- que partout si difficile. D'autre part, et c'est bien sûr le plus important, les moyens tech- niques que cette société a choisi de dévelop- per sont ceux qui lui permettaient de se passer toujours plus de l'activité vivante, de l'initiative des individus (et donc des capa- cités pratiques qui étaient le point d'appui du projet prolétarien). Elle s'en passe main- tenant si bien qu'elle n'en voit plus du tout la nécessité: la production de robots s' accom pagne tout naturellement, c'est -à- dire anti-naturellernent, de celle d'un envi- ronnement qui leur convient, à eux et à eux seuls. Et les territoires contaminés où ils font le mieux la preuve de leur utilité prouvent du même coup notre existence superflue. On se souvient de l'affirmation d'un savant ato- miste des débuts, selon laquelle « l'énergie de fission est à la longue incompatible avec la race humaine ». Tout montre que les pou- voirs existants l'ont choisie pour cette raison même, pour mener leur uploads/Histoire/ encyclopedie-des-nuisances-fascicule-8-aout-1986-pdf.pdf

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  • Publié le Mai 16, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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