Jean-Louis Brunaux ALESIA GALLIMARD © Éditions Gallimard, 2012. À la mémoire de

Jean-Louis Brunaux ALESIA GALLIMARD © Éditions Gallimard, 2012. À la mémoire de Jean-Michel Palmier INTRODUCTION Du siège d'Alésia, l'histoire qu'on apprend à l'école n'a retenu que la fin. Au siècle dernier encore, sur le mur de la classe, une illustration enserrée dans son cadre de bois amovible montrait Vercingétorix en majesté sur son fier destrier jetant ses armes aux pieds d'un Jules César tout de morgue et trônant sur son estrade. Comme au théâtre, les deux protagonistes s'y affrontaient par le regard en un ultime duel muet, sur fond d'un décor de toile peinte où se dressait sur sa colline la ville intemporelle d'Alésia. Tout autour, les remparts et les tours de siège, hérissés de tous leurs pieux, témoignaient seuls de l'affrontement des Gaulois et des Romains. L'instituteur - tout comme les manuels scolaires - apportait de maigres explications à l'intelligence de la scène. La Gaule, disait-on, était alors habitée par une soixantaine de peuples auto­ nomes qui aimaient se faire la guerre entre eux. Aussi avait-elle suscité la convoitise de ses voisins romains. Déjà, soixante-dix ans plus tôt, ces derniers lui avaient ravi tout un pan de son territoire au sud-est, devenu leur province, la future Provence 1. Et depuis sept ans, César œuvrait à conquérir le reste. Les Gaulois, toujours divisés, ne lui opposaient qu'une résistance maladroite,jusqu'au moment où Vercingétorix, un jeune Arverne, prit la tête de la rébellion; il leva une grande armée qui tint en échec à plusieurs reprises les légions romaines. Mais s'étant barricadé avec ses troupes dans la place forte d'Alésia, il s'y trouva encerclé par l'ennemi. Au terme de plusieurs semaines de combats 10 INTRODUCTION infructueux et son armée en proie à une horrible famine, il dut se rendre. La Gaule était vaincue et son jeune et éphémère héros fait prisonnier; il ne serait exécuté que six ans plus tard à Rome, au cours des célébrations du triomphe de son adversaire. Pourquoi Alésia? D'où vient que nous tenions aujourd'hui cet épisode pour un moment fondateur de notre légendaire natio­ nal? L'histoire savante ne nous aide pas à y répondre, bien au contraire. Fondée sur les témoignages de !'Antiquité, contempo­ rains ou de peu postérieurs à la conquête, elle nuance certes cet abrégé forcément sommaire. Elle nous apprend surtout que la guerre ne s'est pas soudain arrêtée à Alésia; qu'elle s'est poursui­ vie ailleurs en Gaule et pendant plus d'un an encore. Sièges et batailles recommencèrent; les légions romaines durent une nouvelle fois pacifier nombre de peuples de l'Ouest et du Centre - les Bituriges du Berry, les Carnutes de la Beauce, les Bello­ vaques du Beauvaisis, les Pictons du Poitou, les Cadurques du Quercy, les peuples de l'Armorique et tous ceux de l'Aquitaine 2• Ce n'est qu'au terme de ce vaste périple, à la fin de l'année 51 avant notre ère, que la Gaule tout entière put être officiellement déclarée« province romaine3 ». Ces faits d'armes, que notre mémoire a depuis longtemps estompés, portent à relativiser l'importance du siège d'Alésia dans l'histoire de la lente agonie de la Gaule. Aux contemporains de César eux-mêmes, le siège ne parut, au strict plan militaire, qu'un chef-d'œuvre de la poliorcétique, cet art d'étouffer une ville et ses habitants. C'est ainsi encore que devaient le considé­ rer les grands stratèges des siècles suivants. Du reste, l'Antiquité avait vu d'autres sièges de villes et de forteresses, non moins célèbres. Et les habitants de la Gaule, surtout, devaient en connaître à nouveau dans les mois qui suivirent la chute d'Alésia, comme s'ils avaient la malédiction d'aller toujours s'enfermer en quelque citadelle. Au printemps de -51, les Bellovaques et leurs alliés - ils étaient plusieurs centaines de milliers, réfugiés sur un vaste plateau boisé entouré de marécages - résistèrent pendant de longs mois au blocus des légions romaines. Leur ténacité mit INTRODUCTION 11 César en grand péril. Et ce ne fut que la mort malencontreuse de leur chef, Corréos, qui les désespéra au point de les pousser à se rendre 4• Puis, dans l'été, ce fut l'armée du Sénon Drappès et du Cadurque Luctérios qui s'emmura dans Uxellodunum, une for­ teresse imprenable que César ne put investir que par la ruse, en privant d'eau assiégés et bétail 5. C'est dire que le siège d'Alésia ne paraît exceptionnel ni par la durée, ni par le nombre des guerriers engagés, non plus que par les épouvantables conditions de vie qu'éprouvèrent aussi bien les assiégés que les assiégeants. Faut-il néanmoins y lire un fait mar­ quant de l'histoire? Mérite-t-il de figurer dans nos annales comme une «journée qui a fait la France» (plus exactement la Gaule)? À lire objectivement les Commentaires de la guerre des Gaul,es, le récit que César fera lui-même de sa conquête, bientôt complété par Aulus Hirtius, son «secrétaire», et à compulser les annales plus officielles de Rome, l'exploit qu'accomplirent les Romains autour du mont Auxois, là où se situait l'ancienne Alésia; peut paraître à la vérité moins digne de figurer dans la légende que d'autres épisodes antérieurs, considérés par les contemporains comme des prodiges 6• Le passage du Rhin, par exemple, puis la traversée de la Manche et le débarquement sur l'île de Bretagne par les légions, prouesses réalisées au cours de la seule campagne de 55 avant notre ère, avaient valu à César vingt jours de supplication d'action de grâce, ces fêtes religieuses et publiques que Rome réservait aux plus grands vainqueurs 7. Aucun chef militaire n'avait encore reçu le privilège de réjouissances aussi longues. Certes, la victoire d'Alésia fut bien l'occasion, à nouveau, d'un semblable hommage, mais la durée de ces célébrations, qui don­ nait la mesure de la gloire acquise, ne fut pas pour autant accrue. En revanche, César eut droit à des supplications plus fastueuses encore au cours des années suivantes pour des faits d'armes accomplis hors de Gaule: probablement trente jours pour ses victoires sur les Alexandrins et sur Pharnace, le roi du Bosphore; quarante jours pour celle de Thapsus, remportée sur Juba, le roi 12 INTRODUCTION de Numidie; et cinquante jours pour Munda en Espagne, bataille où il avait vaincu les fils de Pompée. Alésia ne fait donc pas figure de victoire particulièrement exceptionnelle. D'autres mériteraient davantage ce titre. Et, s'il faut rendre à César ce qui appartient à César, il convient aussi de retourner la politesse aux Gaulois et de leur reconnaître la gloire d'avoir soutenu un autre siège, celui de Gergovie, d'où ils sor­ tirent cette fois vainqueurs: Gergovie offre précisément une sorte d'image inversée d'Alésia. Et pourtant, c'est Alésia qui reste imprimé dans nos mémoires, alors que ces autres batailles ont plus ou moins sombré dans l'oubli. Aujourd'hui encore, les régions de Franche-Comté et de Bourgogne continuent à se disputer - et ce depuis plus d'un siècle et demi - sur la localisation exacte de la ville gauloise, comme s'il y avait un honneur incomparable à abriter sur son territoire le lieu d'une défaite, qui plus est de l'une de celles dont les conséquences furent les plus lourdes. Car dans l'imaginaire populaire - c'est là un autre mystère-, le lieu du siège et de la reddition du chef des assiégés ne doit rien à un engouement pas­ sager; cette identification mémorielle s'est constituée lentement au cours du temps et comme par strates successives; elle s'est transmise de génération en génération jusqu'à nous, sans qu'on puisse dire avec certitude ce qu'elle représente réellement. Inter­ rogés, beaucoup de Français seraient bien incapables de dire ce que fut cette bataille et quels en avaient été les enjeux et les fins - tout en la célébrant. À vrai dire, comme d'autres événements que le temps a ren­ dus mémorables, le siège d'Alésia et particulièrement la reddi­ tion de Vercingétorix doivent beaucoup à l'historiographie qui s'en est emparée aussitôt. De plus, autre singularité, l'un de ses protagonistes majeurs, le vainqueur pour tout dire, fut lui-même à l'origine de l'inscription durable de cette bataille dans les INTRODUCTION 13 mémoires. Profitant de son séjour forcé en Gaule, à la fin de l'année -52, César rédigea et fit publier dans la foulée le récit de sa conquête, dans lequel Alésia figurait à la place d'honneur, en fin de volume, tel l'épilogue décisif d'une épopée héroïque. En concluant le septième volume de ses Commentaires par la capitula­ tion de Vercingétorix, il signifiait très clairement à ses conci­ toyens, mais aussi à tous les habitants du monde méditerranéen susceptibles de le lire, que la guerre entreprise contre les Gaulois s'achevait là et que les affrontements postérieurs n'étaient que poussière de l'histoire, en l'occurrence opérations ordinaires de pacification. Cette revalorisation de la bataille et de son issue est bien sûr sujette à caution puisque son auteur est aussi l'acteur principal de l'événement. On ne peut s'empêcher de penser que César, qui achevait à ce moment son proconsulat et tentait de prendre le pouvoir à Rome, a cherché à magnifier son affrontement avec le chef arverne de façon à prêter à son succès toutes les couleurs d'un exploit surhumain: il hisse Vercingétorix à sa propre hau­ teur pour en faire un adversaire uploads/Histoire/ alesia-27-septembre-52-av-j-c-by-jean-louis-brunaux.pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Apv 18, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
  • Taille du fichier 16.4270MB