Cahiers en ligne du GEMCA (2010) 1 Baroque et Classicisme : catégorie utiles, c

Cahiers en ligne du GEMCA (2010) 1 Baroque et Classicisme : catégorie utiles, catégories futiles ? Le cas de la littérature française Maxime PERRET (F.R.S.-FNRS, Université catholique de Louvain) Que signifie périodiser dans le domaine de l’histoire littéraire ? Alain Vaillant, dans un ouvrage qui vient de paraître1, affirme clairement cette réponse qui semble d’abord irrévérencieuse : périodiser, c’est-à-dire segmenter le temps, est un acte arbitraire qui ne repose sur rien (périodiser est « irrecevable intellectuellement2 »). Il reconnaît pourtant que cet acte qui n’a rien de scientifique est inévitable parce qu’il permet de penser les choses. Pour cette raison, il reste un passage obligé de la recherche en histoire (littéraire ou non). Cette circonstance conduit Vaillant à donner aux chercheurs trois conseils : • s’appuyer sur une chronologie factuelle sans vouloir faire correspondre à tout prix cette chronologie et l’objet du travail historique ; • conserver le sens de la nuance et garder à l’esprit les différentes périodisations possibles (littéraire, événementielle, éditoriale, sociale, culturelle) ; • refuser de créer des périodes étanches : la périodisation n’est qu’une approximation. Il y a maintenant une dizaine d’années, introduisant un numéro spécial de Littératures classiques, Jean Rohou prenait les mêmes précautions méthodologiques, reconnaissant lui aussi à la périodisation le mérite de permettre de penser les choses3. Il faut donc périodiser, mais on doit réfléchir aux conséquences de cet acte arbitraire et le rendre aussi pertinent que possible, particulièrement dans le cadre que j’ai retenu aujourd’hui au sein de la « première modernité » : celui de la littérature française du XVIIe siècle. Je voudrais, dans un premier temps, interroger la pertinence des catégories baroque et classicisme comme découpage du XVIIe siècle littéraire français. Je tenterai dans un deuxième temps de proposer une périodisation qui soit pertinente pour l’étude de la réception d’auteurs du XVIIe siècle (pour utiliser une expression qui soit la plus neutre possible) dans l’œuvre fictionnelle d’Honoré de Balzac. Périodiser le XVIIe siècle Avant de parcourir largement les sentiers du Grand Siècle que la critique a tracés, il importe de définir ce que j’entends par « première modernité » dans cette communication. Le terme est traduit de l’anglais early-modern et s’il est largement utilisé en histoire de l’art, il commence seulement à être transposé dans la littérature française. Je le comprends ici au sens où Agnès Guiderdoni le définit, c’est-à-dire comme un sous-ensemble de la période historique « Temps Modernes » qui s’étend de la fin du XVe siècle aux XVIe et XVIIe siècles. Cette acception n’est pas moins légitime qu’une autre et elle revêt au moins l’avantage de coller ou de s’intégrer aux grandes périodisations admises et établies par l’Histoire que sont l’Antiquité, le Moyen Âge, les Temps Modernes et l’Époque contemporaine. Il y a pourtant deux remarques à formuler avant d’adopter cette transposition. La première est que si cette dernière est pratique, elle pose tout de même question dans la mesure où les historiens ne sont pas non plus d’accord entre eux sur les terminus a quo et ad quem des grandes périodes précitées. La période des Temps Modernes 1 Alain VAILLANT, L’Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, 2010, 391 p., coll. « U Lettres ». 2 Ibid., p. 119. 3 Jean ROHOU, « Plaidoyer pour une périodisation critique », Littératures classiques, 34, 1998, p. 6-7. Cet article est une introduction au numéro de Littératures classiques qu’il a dirigé et intitulé La périodisation de l’âge classique. M. PERRET 2 Cahiers en ligne du GEMCA (2010) peut ainsi commencer, selon les points de vue, en 1453 avec la chute de Constantinople, en 1492 avec la découverte du Nouveau Monde, ou en 1517 avec la publication des thèses de Luther ; elle peut s’achever en 1789 avec la Révolution française, ou plus généralement en 1815 avec le Congrès de Vienne, et parfois en 1848 avec le Printemps des peuples. La seconde objection est liée au fait que lorsqu’elle procède par mimétisme, l’histoire littéraire renonce à toute autonomie à l’égard de la discipline historique et se plie de fait à des pratiques éditoriales qui lui refusent un statut particulier4. Quoi qu’il en soit, les expressions de « première modernité » qu’emploie Agnès Guiderdoni ou de « premier âge moderne » qu’emploie Silvia Mostaccio seront préférées à celle de « pré-modernité » qui apparaît parfois pour désigner la même époque. Le préfixe « pré » induit une vision téléologique et idéologique de l’histoire où la période considérée serait envisagée comme le prélude (forcément imparfait) d’une époque pleinement moderne. En outre, cette dernière formule engage à penser les périodes de manière hiérarchisée, sans compter qu’il faut encore s’entendre sur ce que l’on entend par « modernité » dans ce contexte. Au sein de la première modernité telle que je l’ai définie, en France, le XVIIe siècle occupe une place particulièrement problématique et intéressante du point de vue de la périodisation. J’emploie à dessein le terme de « siècle » qui correspond pourtant au découpage le plus arbitraire qui soit : la confusion lexicale qui s’opère dans le courant du XIXe siècle entre ce que Voltaire a appelé avec tant de succès « le siècle de Louis XIV » et le XVIIe siècle (1600-1699, ou 1610-1715, ou 1598-1715) a marqué l’histoire littéraire jusqu’à nos jours. Le classicisme hégémonique L’assimilation du XVIIe siècle au siècle de Louis XIV est l’œuvre de Perrault, de Voltaire et de toute l’historiographie qui continue dans cette voie pour valoriser une époque ressentie comme exceptionnelle par ses contemporains eux-mêmes5. La survalorisation du classicisme est également — et principalement — l’œuvre du XIXe siècle : le XVIIe siècle devient un enjeu idéologique majeur autour duquel s’opposent les Classiques et les Romantiques. Ces derniers, au premier rang desquels il faut compter Stendhal6 et Victor Hugo, construisent l’objet « classicisme » afin de pouvoir s’y opposer farouchement et pour se créer une identité propre. Les partisans des classiques inaugureront ce que Hartmut Stenzel désigne par l’expression « opération classicisme7 » : certains auteurs — ceux de la période 1660-1685 — acquièrent par l’intermédiaires d’institutions diverses le statut de « classiques », c’est-à-dire qu’ils méritent d’être étudiés dans les classes pour les qualités esthétiques et morales que leurs œuvres illustrent de la manière la plus exemplaire qui soit depuis le « siècle d’Auguste ». Il faut rappeler que la valorisation des écrivains de cette période était aussi le moyen de légitimer un pouvoir fort : la monarchie absolue de Louis XIV a donné naissance à une littérature française qui serait inégalée et inégalable. 4 Selon Jürgen Grimm, « l’histoire littéraire ne possède pas, dans la perspective des éditeurs, d’autonomie réelle ». Jürgen GRIMM, « Quand s’arrête le siècle de Louis XIV ? », Littératures classiques, 34, 1998, p. 242. 5 Voir Emmanuel BURY, « Frontières du classicisme », Littératures classiques, 34, 1998, p. 222. 6 On peut citer les mots célèbres qui ouvrent le troisième chapitre de Racine et Shakespeare (1823) : « Le Romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. / Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrières-grands-pères. » [STENDHAL, Racine et Shakespeare, éd. Henri Martineau, Paris, Le Divan, 1928, p. 43]. Musset, quant à lui, aura tendance à gommer les frontières dans les Lettres de Dupuis et Cotonet (1836) : le dialogue des deux provinciaux rend « les distinctions entre “romantiques” et “classiques” de plus en plus frustrantes et caduques. » Voir Jean-Charles DARMON, « Le classicisme et ses évidences problématiques », dans Michel PRIGENT (dir.), Histoire de la France littéraire, Paris, PUF/Quadrige, 2004, t. II, p. 1. 7 Harmut STENZEL, « Le “classicisme” français et les autres pays européens », dans Michel PRIGENT (dir.), op. cit., p. 48. BAROQUE ET CLASSICISME : CATÉGORIES UTILES, CATÉGORIES FUTILES ? Cahiers en ligne du GEMCA (2010) 3 Le classicisme a d’abord été défini selon des critères politiques : sont classiques les auteurs qui écrivent durant la splendeur du règne de Louis XIV. Au XXe siècle (et Sainte-Beuve faisait en cela figure de précurseur), les historiens de la littérature française ont entrepris de déceler les caractéristiques esthétiques du classicisme, conçu comme une catégorie transhistorique. L’objectif était de fonder esthétiquement ce qui ne pouvait plus se justifier uniquement par un passéisme politique : l’unité, l’harmonie et la cohérence du siècle. Cette conceptualisation culmine sans doute en 1927 dans la thèse de René Bray intitulée La formation de la doctrine classique. Il faut attendre la deuxième moitié du XXe siècle et les travaux d’Antoine Adam ou Paul Bénichou pour que l’on abandonne peu à peu le modèle de l’hégémonie classique et que l’on accorde une place à des œuvres qui sortaient de l’esthétique classique. La notion de baroque a été salutaire de ce point de vue, comme le souligne H. Stenzel8 – nous y reviendrons. Pourtant, et c’est encore à Stenzel que nous devons cette remarque, « la perspective ébauchée par Bray, Peyre uploads/Histoire/ art-baroque-et-classic-is-me-2010-louvain.pdf

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  • Publié le Jan 14, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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