1 AU-DELÀ DU DÉVELOPPEMENT : QUAND LA COOPÉRATION INTERNATIONALE RENCONTRE L’AL
1 AU-DELÀ DU DÉVELOPPEMENT : QUAND LA COOPÉRATION INTERNATIONALE RENCONTRE L’ALTERMONDIALISME1 Dominique Caouette Anne-Cécile Gallet Timothé Nothias À moins de cinq ans du terme fixé en 2000 lors du Sommet du millénaire, il est déjà établi que la plupart, sinon l’ensemble, des Objectifs du millénaire, ne seront pas atteints au moment de l’échéance de 2015. S’agit-il d’une grande et surprenante déception ou plutôt d’une nouvelle manifestation du mirage du développement et de sa mythologie moderniste et progressiste? Dans ce chapitre, nous optons sans hésitation pour la seconde possibilité. Le développement et l’idée sous-jacente d’une coopération internationale tirent leurs racines à la fois des écrits et des idées des philosophes des Lumières du XVIIIe et XIXe siècles, mais aussi du contexte géopolitique de son émergence en tant que construction sémantique et institutionnelle spécifique. Tout dépassement de ce cul-de-sac et de cette mythologie moderne nécessite un double mouvement cognitif. D’une part, une analyse des origines ainsi que de l’évolution tant des discours que des pratiques institutionnalisées du développement et de ses acolytes que sont l’aide internationale et la coopération. Et d’autre part, la possibilité de reconnaître à l’intérieur de la mouvance altermondialiste, diffuse, hétéroclite et hétérogène, les premiers signes d’une redéfinition de la conceptualisation de la coopération internationale qui pointe vers de 2 nouvelles solidarités horizontales, post-nationales et plurielles. Plutôt que d’avancer un programme d’action pour une renouvellement de la coopération, il est ici suggéré qu’une nouvelle réflexivité normative enracinée dans une praxis fondée sur une cohérence transnationale offre nombres d’avenues capables d’imaginer la coopération internationale tel un mouvement réciproque, syncrétique et partagé de solidarité citoyenne. L’invention du développement2 Pendant longtemps, le développement a été défini comme l’ensemble des pratiques sociales dont la finalité était l’amélioration du bien être de la société, celle-ci liée de manière inhérente à la modernisation de l’Occident. C’est ainsi que qualifier l’idée de développement, empreinte d’ethnocentrisme occidental est un pléonasme : elle prend ses fondements dès les origines de la civilisation occidentale et se construit progressivement au fil des siècles. En effet, le développement, concept lié à l’imaginaire de la modernité, est intrinsèque à la société où cette modernité s’est en premier réalisée, à savoir l’Occident. Suite à la période des Lumières qui consacre la domination de l’idéologie du progrès infini, l’apparition de la doctrine du développement prend véritablement corps aux XVIIIe et XIXe siècles, dans une Europe en proie au désordre social, causé entre autres par l’urbanisation rapide, l’omniprésence de la pauvreté et la révolution industrielle naissante. Le processus de développement est alors dans un premier temps entendu comme une dynamique sociale interne devant permettre la réconciliation entre progrès et ordre, comme le théorise le groupe positiviste des Saint-simoniens. Le maintien de l’ordre social, généralement menacé en période de changements radicaux comme lors de la montée du capitalisme industriel, n’est pas assuré par le laisser-faire libéral préconisé par Smith, mais se réalise dans une 3 curatelle exercée par certains acteurs dévolus (entrusted) sur la société. Quelques décennies plus tard, List, à travers ses thèses sur le protectionnisme, introduit l’idée de l’intervention étatique pour télescoper le progrès à travers l’action directe et intentionnée de l’État. Au cours de ce processus, le développement, appréhendé comme le progrès s’impose alors non pas comme un moyen, mais une finalité. Il devient progressivement une pratique étatique volontaire et s’inscrit surtout dans un nouveau discours, celui du sous-développement. Reposant sur une dialectique, la notion de développement appelle à une contrepartie, en l’occurrence le sous-développement. Dans une ère consacrant l’évolutionnisme social, c'est-à-dire la croyance de la supériorité occidentale sur les autres sociétés, la notion de curatelle est extrapolée à l’international, avec la construction d’un discours autour de l’idée de la fidéicommis (trusteeship) des pays développés, sur les pays dits « du Sud ». Ainsi, très rapidement, le développement vient occuper une place centrale dans l’étayement pour l’opinion publique d’une doctrine d’intervention basée sur une mission civilisatrice. Ceci vient présenter sous un joug philanthropique bien plus flatteur les visées économiques – obtenir de nouveaux débouchés ainsi que sources de matières premières – et politiques – compétition entre les grandes puissances – du colonialisme. Par ailleurs, ce moment colonial est aussi important parce qu’il voit, outre la construction du discours, les premières pratiques sous le couvert du développement. L’administration coloniale véhicule le modèle européen comme étant la voie « naturelle » vers le progrès et son projet est de promouvoir la « modernité » d’alors – positiviste – dans les colonies, à grand renfort d’expertise scientifique et technique. 4 Cependant, le développement, défini comme un « projet » naît véritablement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1948, lorsque suite au discours du président Truman et son point IV sur l’assistance technique aux nations défavorisées, la moitié de la population de l’humanité se réveille littéralement « sous-développée ». Cette innovation terminologique va cependant au-delà de la simple transformation sémantique et inaugure une nouvelle ère dans la conception des rapports internationaux. Le paradigme nouveau du sous-développement analyse ce dernier comme un simple état de manque et forme embryonnaire du développement. Le développement prend alors un caractère transitif puisqu’il a désormais la possibilité de provoquer activement le changement vers une situation d’abondance, ce qui consacre l’idée de la curatelle. Offrir le salut aux populations sous-développées devient ainsi la seule et meilleure politique possible. Le projet de développement prend l’aspect non plus d’un internationalisme généreux mais d’une entreprise collective mondiale; et en résumant le développement à un ensemble de mesures techniques visant à la croissance de la production, toute considération politique est évacuée, ce qui contribue à sa légitimation normative et universelle. Ce discours au nom du bien être de l’humanité sert alors les intérêts des États-Unis. L’invention du projet de développement s’inscrit en effet dans un cadre historique particulier. Le contexte est à l’heure de la fin du colonialisme, la réorganisation du système mondial au profit d’une hégémonie étasunienne, l’entrée dans la guerre froide – impératif d’entraver les avancées du communisme –, l’essor de l’industrialisation avec sa nécessité d’étendre le capitalisme pour maintenir les profits et enfin la foi en le progrès : la technologie s’impose comme véhicule des idéaux modernistes. 5 Les premières théories du développement Le projet de développement émerge ainsi dans un contexte de montée en puissance de nouveaux pouvoirs mondiaux au sortir de la guerre, les États-Unis et l’Union Soviétique, avec pour but de légitimer un certain nombre de pratiques extraterritoriales dans les deux camps. Les deux blocs – capitalisme et socialisme – vont tous deux s’appuyer idéologiquement sur des théories antagonistes, le modernisme de Rostow pour l’Occident, le marxisme pour l’URSS. Ces deux blocs de théories seront utilisés principalement durant les années 1950 à 1970 avant d’être dépassés par d’autres courants, mais demeureront cependant fondamentaux dans les conceptions générales du développement. Aujourd’hui encore, le terme de développement est associé à la notion de modernité, entendue comme le progrès, amalgamé alors au phénomène d’industrialisation. Ces deux approches antagonistes sont néanmoins regroupées au sein du même temps de théorisation du développement en ce qu’elles se rejoignent dans leur « méta interprétation » positiviste empreinte d’un structuralisme prononcé. Modernisation et dépendance sont des théories mono paradigmatiques. En effet, chez Rostow comme chez les marxistes et les dépendantistes cinq préoccupations conceptuelles sont communes3. Premièrement, les deux s’intéressent aux transformations sociales liées aux transformations économiques. Deuxièmement, la naturalité d’étapes de la croissance et du développement est consacrée, avec la même idée d’une trajectoire naturelle et téléologique dont il faut rectifier les déviances –obtenir la croissance économique et devenir moins dépendant de l’Occident. Le binôme modernité/tradition de Rostow trouve son équivalence dans la dichotomie centre/périphérie des dépendantistes. Troisièmement, les deux développent une philosophie de l’histoire avec une vision évolutionniste de cette dernière, qui admet une fin au terme de 6 ses différentes étapes, la société sans classes pour Marx et celle de consommation de masse pour Rostow. Quatrièmement, les deux théories admettent comme objectif ultime le développement des « forces productives », c'est-à-dire la modernisation et l’industrialisation. Enfin, elles s’inscrivent dans la continuité de l’histoire intellectuelle occidentale et n’apportent aucune rupture fondamentale avec la conception du développement qui s’est construite au cours des siècles précédents. La théorie de la modernisation formulée par Rostow dans les années 1950 avance que le développement de n’importe quelle société adopte un schéma en cinq stades de croissance économique4. Au cours de ces étapes, la société traditionnelle peut ainsi aboutir à l’ère de la consommation de masse. Le succès que remporte cette approche s’explique par l conjoncture historique particulière dans laquelle elle émerge a 5 : l’URSS est en avance dans la conquête spatiale et son idéologie séduit car elle apparaît comme un modèle viable. La thèse apparaît alors comme un contre discours défendant la consommation de masse, réifiant le mythe occidental de la croissance économique. Pour les pays du Nord sa théorie justifie la poursuite des politiques et pour les pays du Sud, elle perpétue l’espoir d’un avenir meilleur. Ces apports à la pratique du développement sont énormes à l’époque: Rostow est au capitalisme ce que Marx est au socialisme6. Sa uploads/Histoire/ au-dela-du-developpement-quand-la-cooperation-internationale.pdf
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- Publié le Jul 29, 2022
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