LE BAROQUE, LA FRANCE ET L’EUROPE Par Bernard Chédozeau Séance du 12/02/2007, B

LE BAROQUE, LA FRANCE ET L’EUROPE Par Bernard Chédozeau Séance du 12/02/2007, Bulletin n°38, pp. 25-33 (édition 2008) Bien qu’il soit largement reçu en musique et accepté dans les domaines architecturaux et artistiques, le terme de baroque reste controversé. Il soulève en effet des questions qui touchent à l’identité propre à la France. Pour accepter le baroque et pour pouvoir le penser, il est en effet nécessaire d’accepter la réhabilitation de perspectives que l’anthropologie officielle et la culture universitaire ont toujours récusées d’un point de vue nationaliste. Il faut d’abord accepter la réalité d’un croissant baroque qui, du Portugal et de l’Espagne jusqu’à la Hongrie, distingue un champ sud-européen peu prisé des peuples du nord qui se sont construits contre lui ; ce croissant baroque n’inclut pas la France. Il faut ensuite accepter l’idée que cet ensemble baroque a voulu se définir à la fois contre la Réforme protestante, bien sûr, mais aussi (dans les pays italiens et danubiens) contre l’Islam et contre l’Ottoman ; c’est alors contre le protestant et contre le Turc musulman que s’affirme une civilisation de l’image et de la coupole. Il faut encore accepter la valeur positive des grandes perspectives de la dévotion catholique tridentine, la transmission orale, l’affectivité et la convivialité, c’est-à-dire des valeurs que récuse en France l’autre interprétation des décrets tridentins, l’interprétation de Port-Royal, qui fait plutôt confiance à l’écrit, à l’intellect, à l’individu. Enfin, et du point de vue de l’histoire de la critique, il faut accepter de reconnaître certaines des valeurs positives de la pensée allemande du XIXe siècle, dans la mesure où la reconnaissance du baroque est d’abord le fait de philosophes et de critiques allemands et Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, Bernard Chédozeau, 2007 2 2 suisses ; de plus, ces penseurs n’ont pu ranimer le baroque que sous l’influence de Schopenhauer et de la libération qu’il opère par rapport aux valeurs du classicisme. Ainsi le baroque est fondé sur des perspectives qui prennent le contre-pied du nationalisme étatique français : comment, au XIXe siècle, un patriote laïque français pourrait- il goûter l’église romaine du Gesù ? Enfin après la dernière guerre on a tenté de donner un sens politique au baroque et voir en lui un possible lieu identitaire pour la construction d’une Europe du Sud non prussienne, mais démocrate-chrétienne. J’en présenterai l’échec. Ainsi se révèle une curieuse évolution dans l’un des domaines les plus délicats de 1’interculturel français et européen. De tout temps, aussi bien au XVIIe qu’au XXe siècles, le baroque a été rejeté, et à chaque fois selon des considérations européennes étroitement liés au religieux et au politique. Le refus du baroque en France au XVIIe siècle L’art tridentin naît à la fin du XVIe siècle, à Rome, autour et à l’ombre de la cour pontificale. Par une amplification du premier art né du concile de Trente, art d’abord plus austère et strict, il se développe en art baroque et se répand très vite dans un croissant géographique qui, par l’Italie, l’Autriche et la Hongrie, va du Portugal à la Pologne ; il atteint jusqu’aux plus lointaines possessions des empires ibériques. Il revêt alors les formes de plus en plus amples et extrêmes que nous connaissons en Espagne ou en Bavière. En France, au début du XVIIe siècle et dans les années 1600-1630, certes il n’est plus permis de préférer un prince étranger, voire espagnol, mais catholique, à un prince français mais protestant ; mais il est encore possible d’être ultramontain, hispanophile et antiprotestant. Les ultramontains sont favorables à ce qu’on appelle les « prétentions » de la papauté, qui aspirent à une Chrétienté supranationale qui ignore les nations et qui entend placer le pape par-dessus les rois. Les ultramontains sont très souvent des partisans du baroque, comme les jésuites de la somptueuse église Saint-Louis, les ordres mendiants à direction romaine, les bénédictines amies de la reine dévote du Val-de-Grâce, d’autres encore. Ce sont les représentants de ce catholicisme très favorable à Rome qui manifestent des tendances baroques, et au début du XVIIe siècle on peut être favorable au baroque naissant sans être traître au pays, à la nation naissante. Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, Bernard Chédozeau, 2007 3 3 Mais tout change après les années 1630. Le baroque est alors ressenti comme lié aux deux grands adversaires : à l’Espagne, qui ne sera vaincue qu’au milieu du XVIIe siècle, et surtout au Saint-Siège. Richelieu puis Louis XIV mènent une politique d’affirmation nationale et étatique qui vient à bout de l’Espagne et qui, dans le domaine religieux mais aussi à des fins politiques, réaffirme les maximes gallicanes de la vieille Ecole de Paris. Cette politique d’indépendance politique face à l’Espagne et de relative autonomie religieuse face à Rome prend en art la forme du refus du baroque, de l’art « italien » jugé décadent par rapport au classicisme de la Renaissance ; la France lui oppose progressivement le retour aux valeurs et aux règles classiques, dans un « retour à l’antique » qui fait du séjour des artistes à Rome un véritable déchirement : s’ils admirent l’antique, « l’art italien », c’est-à-dire baroque, les consterne. Il y a ainsi beaucoup de cohérence dans les caractéristiques de la culture française en face de la vision cléricale et baroque du Saint-Siège et de l’Espagne ; l’affirmation des valeurs classiques est indissociable d’un nouveau surgissement politique de la France. Mais cette affirmation est très originale par rapport à ce qui se fait en Angleterre ou en Espagne. Dans ces pays, une nouvelle identité se fait autour d’un idéal d’empire universel qui s’étend au-delà des mers ; en France cette nouvelle identité se fait autour d’un idéal de la nation, puis de la patrie. L’idée fondamentale est que les valeurs prônées par la nation France ne sont pas meilleures parce qu’elles sont françaises, mais parce qu’elles s’appuient sur la « raison » qui leur confère un caractère d’universalité et d’éternité : à l’idéal universel de l’Angleterre ou de l’Espagne, et à l’idéal catholique et universel du Saint-Siège, s’oppose peu à peu un idéal qui se veut tout aussi universel, mais parce que fondé sur les lois de la raison, areligieux et bientôt laïque. Ces affirmations fondent pour plusieurs siècles non seulement le refus mais le mépris du baroque et de ses valeurs plus affectives, sensibles, populaires. Il faut bien voir que pour la France, refuser le baroque c’est refuser les pouvoirs pontifical et espagnol et adopter en Europe une identité très originale. A la source de l’art classique : la spécificité française La France a refusé l’évolution vers le baroque, mais elle reste catholique. Elle prétend qu’on peut être catholique comme le veut le concile de Trente, mais sans l’être à la mode baroque. On peut le vérifier rapidement à propos de deux points majeurs, la Présence réelle Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, Bernard Chédozeau, 2007 4 4 dans l’Eucharistie, d’une part, et de l’autre le rôle reconnu au laïc : les positions françaises ne sont pas celles du monde baroque. Pour l’affirmation de la Présence réelle, l’Eglise de France réorganise toutes ses églises en les dotant d’un autel à tabernacle orné de retables, de gloires et de baldaquins. Mais à la différence de ce qui se passe dans le baroque méditerranéen, cette ornementation s’en tient à l’essentiel, et elle ne se développe pas dans d’immenses retables comme en Espagne. Tridentinisation, c’est-à-dire réforme catholique de l’Eglise, n’est pas synonyme de baroquisation Sur un autre plan, l’Eglise de France facilite une participation plus étroite du laïc à la dévotion en autorisant l’accès à la lecture des textes sacrés, bibliques et liturgiques ; l’Eglise baroque ultramontaine interdit expressément cet accès aux textes - l’Espagne et l’Italie n’auront de traduction de la Bible qu’à la veille de la Révolution française -, et elle interprète les demandes tridentines en un sens plutôt sensible et affectif, appuyé sur l’imagination et le cœur. C’est pourquoi en France on ridiculise ce qu’on appelle les « outrances » et les « excès » de l’art et de la dévotion baroques. Ainsi les deux Eglises - s’il est permis de les opposer - acceptent toutes deux la tridentinisation, mais en donnent une formulation différente. C’est cette Eglise propre à la France qui est contemporaine de ce qu’on appelle le classicisme. Le catholicisme ultramontain s’identifie plutôt aux tendances profondes de l’art baroque dont il se sent consubstantiel ; et le gallicanisme religieux manifeste à l’égard du Saint-Siège une hostilité qui au fil des décennies deviendra anticléricale, puis antireligieuse ; à terme se profile la laïcité « à la française ». * Des années, des siècles s’écoulent. En France naît au XVIIe et au XVIIIe siècles une culture identitaire qui est nationaliste et patriotique, le plus souvent laïque et souvent chauvine, qui se veut universelle au prétexte que ses valeurs, étant celles de la raison, sont par elles-mêmes universelles ; de l’autre côté, dans les pays baroques sont exaltées des valeurs religieuses qui se prétendent universelles parce qu’elles se veulent l’écho sur terre uploads/Histoire/ barpoc.pdf

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  • Publié le Jul 13, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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