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325 Un système fini face à une demande infinie «Un système fini face à une demande infinie» (entretien avec R. Bono *), in Sécurité sociale : l'enjeu, Paris, Syros, 1983, pp. 39-63. - Traditionnellement, la Sécurité sociale garantit les individus contre un certain nombre de risques liés à la maladie, à l'organisation familiale et à la vieillesse. À l'évidence, c'est une fonction qu'elle doit continuer d'exercer. Mais, de 1946 à nos jours, les choses ont évolué, Des besoins nouveaux sont apparus. Ainsi perçoit-on une aspiration grandissante des personnes et des groupes à l'autonomie - c'est l'aspiration des enfants vis-à-vis de leurs parents, des femmes vis-à-vis des hommes, des malades vis-à-vis des médecins, des handicapés vis-à-vis des institutions de toute nature. Se fait jour également la nécessité d'endiguer des phénomènes de marginalisation imputables pour une bonne part au chômage, mais aussi, dans certains cas, aux carences de notre appareil de protection sociale. Il nous semble que ces deux besoins au moins devront être pris en compte par les prochains conseils d'administration de la Sécurité sociale, de sorte que celle-ci se voie attribuer des rôles nouvellement définis susceptibles de donner lieu à une refonte de son système de prestations, Estimez-vous qu'ils existent effectivement dans notre société? En signalez-vous d'autres? Et comment, à votre avis, la Sécurité sociale peut- elle contribuer à y répondre? - Je crois qu'il faut d'emblée souligner trois choses. Premièrement, notre système de garanties sociales, tel qu'il a été * Robert Bono était alors secrétaire national de la Confédération française démocratique des travailleurs (C.F .D.T.), qui siège au Conseil d'administration de la Sécurité sociale. |PAGE 368 mis en place en 1946, se heurte aujourd'hui aux butoirs économiques que l'on sait. Deuxièmement, ce système, élaboré dans l'entre-deux-guerres - c'est-à-dire à une époque où l'un des objectifs était d'atténuer, voire de désamorcer, un certain nombre de conflits sociaux, et où on utilisait un modèle conceptuel empreint d'une rationalité née autour de la Première Guerre mondiale -, ce système rencontre aujourd'hui ses limites en achoppant à la rationalité politique, économique et sociale des sociétés modernes. Enfin, la Sécurité sociale, quels que soient ses effets positifs, a eu aussi des «effets pervers»: rigidité croissante de certains mécanismes et situations de dépendance. On peut relever ceci, qui est inhérent aux mécanismes fonctionnels du dispositif: d'un côté, on donne plus de sécurité aux gens, et, de l'autre, on augmente leur dépendance. Or, ce qu'on devrait pouvoir attendre de cette sécurité, c'est qu'elle donne à chacun son autonomie par rapport à des dangers et à des situations qui seraient de nature à l'inférioriser ou à l'assujettir. - Si tant est que les gens paraissent disposés à abdiquer un peu de liberté et d'autonomie pourvu qu'on étende et qu'on renforce leur sécurité, comment gérer ce «couple infernal»: sécurité-dépendance? - Il y a là un problème dont les termes sont négociables. Ce qu'il faut tâcher d'apprécier, c'est la capacité qu'ont les gens d'assumer une telle négociation, et le niveau de compromis qu'ils peuvent accepter. La manière d'appréhender les choses a changé. Dans les années trente et au lendemain de la guerre, le problème de la sécurité était d'une telle acuité et d'une telle immédiateté que la question de la dépendance entrait à peine en ligne de compte. À partir des années cinquante, en revanche, et plus encore à partir des années soixante, la notion de sécurité a commencé d'être associée à la question de l'indépendance. Cet infléchissement a été un phénomène culturel, politique et social extrêmement important. On ne peut pas ne pas en tenir compte. Certaine thématique antisécurité s'oppose aujourd'hui de façon quelque peu simpliste, me semble-t-il, à tout ce que peut avoir de dangereux la revendication dont tirait argument la loi «Sécurité et liberté *», par exemple. Il convient d'être assez prudent quant à cela. Il existe bel et bien une demande positive: celle d'une sécurité qui ouvre la voie à des rapports plus riches, plus nombreux, plus divers et plus souples avec soi- même et avec son milieu, tout en assurant à * Loi caractéristique de la politique pénale de la droite en 1980, abrogée par la gauche en 1983. |PAGE 369 chacun une réelle autonomie. C'est un fait nouveau qui devrait peser sur les conceptions du jour en matière de protection sociale. Voilà comment, très schématiquement, je situerais cette question de la demande d'autonomie. - La négociation dont vous parliez ne peut se conduire que sur une ligne de crête: d'un côté, on voit bien que certaines rigidités de notre appareil de protection sociale, conjuguées à son caractère dirigiste, menacent l'autonomie des groupes et des personnes en les enserrant dans un carcan administratif qui (si l'on en croit l'expérience suédoise notamment) devient à terme insupportable; mais, sur l'autre versant, la forme de libéralisme que décrivait Jules Guesde lorsqu'il parlait de «renards libres dans des poulaillers libres» n'est guère plus engageante - il n'est que de tourner ses regards vers les États- Unis pour s'en convaincre... - C'est précisément la difficulté d'établir un compromis sur cette ligne de crête qui appelle une analyse aussi fine que possible de la situation actuelle. Par «situation actuelle», je n'entends pas cet ensemble de mécanismes économiques et sociaux que d'autres décrivent mieux que moi: je parle plutôt de cette espèce d'interface entre, d'une part, la sensibilité des gens, leurs choix moraux, leur rapport à eux-mêmes et, d'autre part, les institutions qui les entourent. C'est de là que naissent des dysfonctionnements, des malaises et, peut-être, des crises. Considérant ce qu'on pourrait appeler les «effets négatifs» du système, il y aurait lieu, me semble-t-il, de distinguer entre deux tendances: on observe un effet de mise en dépendance par intégration et un effet de mise en dépendance par marginalisation ou par exclusion. Contre l'un et contre l'autre, il faut réagir. Je crois que le besoin existe d'une résistance au phénomène d'intégration. T out un dispositif de couverture sociale, de fait, ne profite pleinement à l'individu que si ce dernier se trouve intégré, soit dans un milieu familial, soit dans un milieu de travail, soit dans un milieu géographique. - C'est un peu moins vrai maintenant: certaines dispositions ont été reconsidérées, sous cet aspect, notamment en matière de prestations familiales, de sorte qu'elles concernent à présent l'ensemble de la population, sans exclusives sur les critères professionnel et familial, Dans le domaine de la santé comme dans le domaine des retraites, on assiste également à un début de réajustement. Le principe d'intégration, sans être tout à fait caduc, a perdu de sa prééminence. Pour ce qui concerne les mouvements de marginalisation, par contre, le problème reste entier. - Il est vrai que certaines pressions dans le sens d'une intégration ont pu être atténuées. Je les mentionnais en même temps que les |PAGE 370 phénomènes de marginalisation parce que je me demande s'il ne faut pas essayer de saisir les deux ensemble. Sans doute peut-on apporter quelques corrections aux effets de mise en dépendance par intégration, comme on pourrait vraisemblablement corriger un certain nombre de choses en ce qui concerne les marginalisations. Mais quelques corrections partielles, quelques angles rognés suffisent-ils? Cela répond-il à nos besoins? Ne devrait-on pas plutôt essayer de concevoir tout un système de couverture sociale qui prenne en compte cette demande d'autonomie dont nous parlons, de sorte que ces fameux effets de mise en dépendance disparaîtraient presque totalement? - Cette question de l'intégration se pose-t-elle de même sous l'angle des rapports que l'individu entretient avec l'État? - On assiste, à cet égard aussi, à un phénomène important: jusqu'à ce qu'on appelle «la crise» et plus précisément jusqu'à ces butoirs auxquels on se heurte maintenant, j'ai l'impression que l'individu ne se posait guère la question de son rapport avec l'État dans la mesure où ce rapport, compte tenu du mode de fonctionnement des grandes institutions centralisatrices, était fait d'un input -les cotisations qu'il versait - et d'un output - les prestations qui lui étaient servies. Les effets de dépendance étaient surtout sensibles au niveau de l'entourage immédiat. Aujourd'hui intervient un problème de limites. Ce qui est en cause, ce n'est plus l'accès égal de tous à la sécurité, mais l'accès infini de chacun à un certain nombre de prestations possibles. On dit aux gens: «Vous ne pouvez pas consommer indéfiniment.» Et quand l'autorité proclame: «À cela vous n'avez plus droit»; ou bien: «Pour telles opérations vous ne serez plus couverts»; ou encore: «Vous paierez une part des frais d'hospitalisation»; et à la limite: «Il ne servirait à rien de prolonger votre vie de trois mois; on va vous laisser mourir...», alors l'individu s'interroge sur la nature de son rapport à l'État et commence d'éprouver sa dépendance vis-à-vis d'une institution dont il avait mal perçu jusque-là le pouvoir de décision. - Cette problématique de la dépendance ne perpétue-t-elle pas l'ambivalence qui a présidé, avant même la mise en place d'un dispositif de protection sociale, à la création des premières institutions de santé? Ainsi, l'objectif des premiers hôtels-Dieu n'était-il pas à la fois de soulager des misères et de soustraire pauvres et malades à la uploads/Histoire/ foucault-un-systeme-fini-face-a-une-demande-infinie-seguridad-social.pdf
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- Publié le Apv 11, 2021
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