Christian-Marc Bosséno La place du spectateur In: Vingtième Siècle. Revue d'his

Christian-Marc Bosséno La place du spectateur In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 143-154. Abstract The spectator's place, Christian-Marc Bosséno The analysis of the diffïculties encountered by studies of movie audiences in the US and in Europe shows that the myths and preconceived ideas concerning the cinema's "general public" are to be replaced by research capable of differentiating between socio-cultural categories and historicizing the concept of the spectator. Citer ce document / Cite this document : Bosséno Christian-Marc. La place du spectateur. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 143-154. doi : 10.3406/xxs.1995.3163 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3163 LA PLACE DU SPECTATEUR Christian-Marc Bosséno Pour prétendre avoir une chance de comprendre le siècle du cinéma, l'oeil de l'historien, nous dit Christian-Marc Bosséno, aurait tout à gagner s'il quitt ait la fascination de l'écran pour se reporter sur le spectacle de la salle elle- même. D'une histoire des films à une histoire globale du cinéma, la place sociale et culturelle du spectateur est donc centrale pour favoriser le renou vellement des recherches. En organisant la première projection publique et payante de leur Ciné matographe (chacun de ces cinq mots, on le sait, importe dans le délicat et inépuisé débat sur les origines du sep tième art), les Lumière, en décembre 1895, ne se contentaient pas d'inventer le cinéma : quelqu'un d'autre, dans la course à l'invention effrénée de cette fin de siè cle, eût pu le faire, et l'a peut-être fait. Ils donnaient naissance à un personnage nouveau: le spectateur de cinéma. Cent ans plus tard, l'historien se rend compte que ce dernier a longtemps été le grand oublié des études cinématographiques ou, mieux, qu'il n'a que rarement été étu dié sur le plan strictement historique, mal gré la multiplication d'ouvrages et d'étu des consacrées, depuis les premiers temps du septième art, à son public. L'histoire du cinéma aborde depuis quelques années un virage à 360 degrés, qui fait passer l'intérêt des chercheurs de l'écran lui-même - les «écoles esthétiques» d'un moyen d'expression étudié selon les gril les anciennes de l'histoire de l'art, la signi fication politique ou sociale de telle ou telle production ou cinematographic vue comme reflet de la réalité historique, dans la tradition ouverte par Siegfried Kra- cauer — à la salle elle-même. Au ras du fauteuil, cette nouvelle his toire scrute l'obscurité toute relative des nickelodeons états-uniens des années 1910, des ciné-palaces européens des années 1930 et des multisalles des années 1970. Elle fait du spectateur de cinéma un objet de recherche à part entière, recoupant plusieurs champs d'interrogat ions, même si, comme le soulignait Pierre Sorlin dans une réflexion méthodologique dépassant le seul domaine cinématogra phique, « la notion de public est une sorte de mirage, une expression vide dont les sciences humaines se forgent des repré sentations extrêmement variables»1. Cer ner le spectateur au sein du public, cette entité floue, n'est pas la moindre des dif- 1. Pierre Sorlin, «Le mirage du public-, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 39, janvier-mars 1992, p. 93 (n° spécial • Pour une histoire culturelle du contemporain •). ■143- CHRISTIAN-MARC BOSSÉNO ficultés que rencontre ce secteur neuf de la recherche. Qui va au cinéma et pourquoi? Comment et dans quelles conditions tech niques et matérielles voit-on les films? Quelles sont les conditions et les modal ités de réception des œuvres? À quel moment le public cesse-t-il d'« aller au cinéma» (pour la nouveauté de l'expé rience ou le seul plaisir, ou tout simple ment parce que le cinéma est un lieu de sociabilité de première importance durant plusieurs décennies) pour «voir des films» (j'entends des films choisis, selon des cri tères de goût qui restent à déterminer, socialement et esthétiquement) ? Où passe la frontière entre celui qui «va au cinéma» (le cinemagoer, comme disent les Anglo- Saxons) et celui pour qui la vision d'un film est une expérience artistique et intel lectuelle, ou même, dans le cas des «ciné philes» les plus enragés, un mode de vie et une foi? De quand date la mort du «grand public» et la naissance de micro audiences spécialisées? Enfin, notre vision nostalgique du cinéma (tendance «dernière séance», entre velours rouge et Cahiers jaunes) ne masque-t-elle pas les réalités historiques de la pratique specta- torielle, faite autant d'habitude sociale et de monotonie que de la formidable découverte que le cinéma serait supposé constituer à chaque nouvelle expérience? Autant de questions cruciales pour notre connaissance du cinéma comme pratique sociale et culturelle mais aussi pour le devenir, en ces temps de mutations tech nologiques accélérées, de Y homo cinema- tograficus, «animal mystérieux» dont André Antoine, en 1921, tentait déjà une zoologie empirique1. Et ces questions contiennent en arrière-plan celle de notre double pratique du cinéma quelque peu schizophrène : celle du chercheur et celle de «l'homme ordinaire du cinéma» (pour reprendre la belle expression de Jean- Louis Schéfer2) qui toujours sommeille en lui. 0 LE CINÉMA DANS LE SIÈCLE Les sciences sociales se sont souvent intéressées au spectateur de cinéma mais sous des angles d'attaque bien spécifi ques. Une première vague d'études, dès le tout début du siècle, s'attache à démont rer l'influence du cinéma sur l'homme: influence néfaste le plus souvent, pour des chercheurs généralement appointés par les églises et les ligues de vertu, grou pes de pression attachés à prouver que le cinéma, pour ses spectateurs plus ou moins jeunes, constitue une formidable école du crime et du vice. Dès 1913, on peut lire dans la presse suisse une statis tique des crimes suscités par le cinéma tographe, établie à la suite d'une enquête sommaire menée en milieu carcéral3. L'Église, qui très tôt a compris l'enjeu du cinéma, est la première à lancer études et revues destinées à endiguer ou à pren dre sous sa coupe le nouveau média, ce fascinateur du siècle. Dans le Chicago de la fin des années 1920, selon Alice Miller Mitchell, qui a lancé une étude monstre sur 10 000 jeunes spectateurs, près d'un tiers (27,4 %) des délinquants juvéniles fréquentent les cinémas de cinq à sept fois par semaine, contre 0,4 % des petits «boy scouts»4! Aux États-Unis comme en Europe, se multiplient les traités spécialis és, tels ceux rédigés sous l'égide de la très influente Legion of Decency qui, dans les années 1920 et 1930, fait trembler Hol lywood par ses campagnes d'anathème et 1. André Antoine, «Le public-, dnémagazine, 18-24 février 1921. 2. Jean-Louis Schéfer, L'homme ordinaire du cinéma, Paris, Gallimard-Les Cahiers du cinéma, 1980. 3. Freddy Buache, Jacques Rial, Les débuts du cinématogra phe à Genève et Lausanne 1895-1914, Lausanne, Cinémathè que suisse, 1964, p. 132. 4. Alice Miller Mitchell, Children and movies, Chicago, Chi cago University Press, 1922, cité par Richard Koszarski, «An evening's entertainment : the age of silent feature picture, 1915- 1928', dans History of the American cinema, vol. 3, New York, Charles Scribner's Sons, 1990, p. 26-27. -144- LA PLACE DU SPECTATEUR de boycottage, et parvient progressive ment à imposer à la profession un code d'auto-censure, le célèbre code Hays. L'intérêt de cette littérature réside moins dans ses conclusions, toujours alarmistes, que dans ses méthodes d'analyse qui témoignent d'un certain état des études de masse. Il en va ainsi des milliers de pages rassemblées au début des années 1930 par un certain Edward Short, qui publie à New York les Payne Fund Stu dies, une douzaine de volumes financés par une fondation privée. Enquêteurs dépêchés, questionnaire et crayon à la main, dans les prisons et les maisons de correction pour montrer qu'elles sont par tiellement peuplées de détenus direct ement influencés par le cinéma, spécialis tes de psychologie enfantine testant au moyen d'un appareillage d'apparence parfois barbare l'impact des films sur les troubles de l'enfant, sociologues envoyés à la rencontre des gosses de la rue et des ghettos, regroupent un contingent de spé cialistes venus d'horizons très divers, et dont le but premier est de dénoncer la manière dont le cinéma a étendu son emprise sur les États-Unis, et produit une nouvelle génération d'enfants littéral ement façonnés par lui {our movie-made children1'). Ce secteur des études de public était promis à un riche avenir, comme le mont re une bibliographie internationale éta blie en 1983 par Bruce A. Austin2, avant que le rôle de corrupteur majeur des sociétés (qui fut également partagé par la littérature populaire et les bandes dessi nées) ne soit petit à petit dévolu à la télé vision et aux jeux vidéo. Des équipes 1. Henry James Forman, Our movie-made children, New York, Macmillan, 1935, (nouvelle éd. New York, Arno Press- New York Times, 1970). Ce volume reprend les conclusions générales de l'ensemble des études publiées à partir de 1933. Voir notamment Herbert Blumer, Philip M. Häuser, Movies, deliquency and crime (1933) ibid., et W.S. Dysinger, Chris tian A. Rumick, The emotional responses of children to the motion picture situation (1993), ibid. 2. Bruce A. Austin, The film audience, an international bibliography of research, Londres, Scarecrow Press, 1983- entières de chercheurs, tout au long du siècle, ont prioritairement focalisé leur attention sur l'influence psychologique, ou insidieusement uploads/Histoire/ bosseno-la-place-du-spectateur-1995 1 .pdf

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  • Publié le Fev 03, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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