47 ANTHROPOZOOLOGICA • 2008 • 43 (2) © Publications Scientifiques du Muséum nat

47 ANTHROPOZOOLOGICA • 2008 • 43 (2) © Publications Scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle, Paris. La girafe, belle inconnue des bibles médiévales. Camelopardalis : un animal philologique Thierry BUQUET CNRS, UPR 841 IRHT (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes) 3B av. de la Recherche Scientifique, F-45071 Orléans Cedex 2 (France) buquet@cnrs-orleans.fr Buquet T. 2008. – La girafe, belle inconnue des bibles médiévales. Camelopardalis : un animal philologique. Anthropozoologica 43(2): 47-68. RÉSUMÉ La Bible, dans sa version latine, a contribué à signaler à l’Occident chrétien l’existence de la camelopardalis (chameau-panthère ou chameau-léopard), terme désignant la girafe en grec et en latin dans l’Antiquité, et qui avait servi à traduire un zoonyme hébreu mal identifié, le zemer. Alors que la girafe est restée longtemps inconnue en Europe, seule une brève notice de Pline a trans- mis au Moyen Âge quelques informations sur la camelopardalis, dans une description lacunaire, omettant par exemple la hauteur de l’animal et la taille caractéristique de son cou, empêchant d’y reconnaître une girafe « vraie », notamment lorsque quelques spécimens furent amenés d’Égypte pour être offerts au roi d’Espagne Alphonse X et à l’empereur Frédéric II au XIIIe siècle. Alors que son nom moderne de girafe se forme sur l’arabe zarâfa à cette époque, aucun texte littéraire ou zoologique, aucune traduction, aucune exégèse ne parvient à relier cet animal inédit, au nom vernaculaire nouveau, à l’antique camelopardalis. Girafe et « chameau-léopard » semblent être alors devenus des animaux parfaitement distincts. Les traductions en langues vernaculaires de la Bible faites sur le latin ne parviennent pas à interpréter correctement cet animal obscur, incertain, qui ne semble avoir qu’une réalité philologique. Lorsque des girafes font leur retour à la fin du XVe siècle en Italie, plusieurs humanistes savent reconnaître dans la giraffa la kamelopardalis des textes grecs récemment traduits et édités. L’érudition permet alors de réconcilier savoir livresque et observation d’un animal « vrai ». La girafe « réelle » fait alors son retour dans l’exégèse biblique des XVIe et XVIIe siècles, la question de la traduction du zemer hébreu stimulant également les enquêtes scientifiques sur la girafe des Conrad Gesner, Ulysse Aldrovandi et Samuel Bochart, transformant un animal exotique exceptionnel en un animal philolo- gique par excellence. MOTS CLÉS Girafe, Bible, Deutéronome, zoonymes, animaux dans la Bible, camelopardalis, exégèse biblique, Moyen Âge, philologie, noms de la girafe. Buquet T. 48 ANTHROPOZOOLOGICA • 2008 • 43 (2) INTRODUCTION Dans un précédent article publié dans Anthropo- zoologica (Buquet 2006), nous avons étudié les conditions de la traduction d’un zoonyme hébreu mystérieux, le zemer, en kamelopardalis1 (la girafe) dans la Bible grecque des Septante. Cette traduc- tion problématique, voir « fautive », a été reprise dans les différentes traductions latines de la Bible, dont la Vulgate de saint Jérôme et a ainsi contri- bué à signaler au monde chrétien latin un animal rare, la camelopardalis. L’objet de ce second article est d’étudier la réception de ce passage de la Bible où est mentionnée la girafe (Deutéronome, chap. 14, v. 52, relatif à la pureté alimentaire des quadrupèdes) aux époques médiévale et moderne : nous étudierons les commentaires et gloses qui ont tenté d’expliciter ce zoonyme rare, mais aussi les traductions de la Bible dans les langues vernacu- laires (notamment en ancien français et en espa- gnol) pour ainsi mesurer les connaissances médié- vales sur la camelopardalis et son identification ou KEY WORDS Giraffe, Bible, Deuteronomy, animal naming, Bible animals, camelopardalis, biblical exegesis, Middle Ages, philology, names of the giraffe. ABSTRACT The giraffe, unknown beauty of the medieval bibles. Camelopardalis: a philolo- gical animal The Bible, in its Latin version, contributed to call attention to the Christian Occident to the existence of the camelopardalis (camel-panther or camel-leop- ard), a term referring to the giraffe in Greek and Latin in the Antiquity, and which had been used to translate a misidentified Hebrew zoonym, the zemer. While the giraffe remained unknown in Europe for a long time, only a brief notice by Pliny transmitted to the Middle Ages some information on the camelopardalis, in a lacunar description, omitting for example the height of the animal and the characteristic size of its neck, preventing from recognizing there a “true” giraffe, in particular when some specimens were brought from Egypt to be offered to the king Alfonso X of Spain and to the emperor Frederic II in the XIIIth century. While at that time the modern name for giraffe is formed on the Arab zarâfa, no literary or zoological text, no transla- tion, no exegesis manage to connect this new animal, with the new vernacular name, to the ancient camelopardalis. The giraffe and the “camel-leopard” seem to have became then perfectly distinct animals. The translations in ver- nacular languages of the Bible from the Latin fail to correctly interpret this obscure animal, dubious, which seems to have only a philological reality. When giraffes make their return at the end of XVth century in Italy, several humanists then recognize in the giraffa the kamelopardalis recently translated and published from Greek texts. The erudition then makes it possible to reconcile book learning with observation of a “true” animal. The “real” giraffe then makes its return in the biblical exegesis of the XVIth and XVIIth centuries, the question of the translation of the Hebrew zemer also stimulat- ing the scientific investigations on the giraffe of Conrad Gesner, Ulysses Aldrovandi and Samuel Bochart, transforming an exceptional exotic animal into a philological animal par excellence. 1. Nous adopterons la forme kamelopardalis (avec un k) lorsqu’il s’agit du mot grec ; camelopardalis (avec un c) pour le latin antique ou médiéval, mais aussi des formes latines camelopardalus, camelopardus, cameleopardalus, etc., le cas échéant, le lexique pour cet animal changeant fortement au Moyen Âge selon les époques, les tradi- tions textuelles ou les variations des copistes. 2. Cette référence sera désignée par la suite « Deut. 14.5 ». non à la girafe selon les époques. L’article propose, à travers une enquête sur l’étude et la traduction du Deut. 14.5, de définir les modalités de la connaissance de la girafe au Moyen Âge en Occident, alors qu’elle a été très rarement présente sur le sol européen jusqu’au XIXe siècle (Laufer 1928, Boltz 1969). CAMELOPARDALIS, CAMELOPARDALUS : UN ANIMAL INCERTAIN TRANSMIS PAR L’ANTIQUITÉ AU MOYEN ÂGE ABSENCE DE LA GIRAFE EN EUROPE ET LECTURES DE PLINE Depuis la fin de l’Antiquité, la girafe n’est plus observée sur le sol européen, alors que dans la Rome impériale on la voyait aux jeux du cirque « de temps à autre », selon l’expression de Pline l’Ancien ([2003]3, VIII, 69, 27 : 47). Elle y fut montrée pour la première fois sous Jules César, puis régulièrement jusqu’au IIIe siècle apr. J.-C. (Gatier 1996). Après la chute de Rome, avec la disparition des jeux du cirque puis la rareté des contacts avec le monde oriental et africain jus- qu’aux croisades, la grande faune africaine demeure absente des ménageries princières euro- péennes jusqu’aux XIIe et XIIIe siècles, à quelques exceptions près, dont le célèbre éléphant de Charlemagne, donné par le calife de Bagdad et arrivé en Europe en 801. La girafe ne sera plus observée en Europe jusqu’au XIIIe siècle, restant absente des ménageries. On en trouvait peut-être quelques rares exemplaires à la cour des souve- rains musulmans régnant au sud de l’Espagne : une girafe est envoyée à Cordoue en 991 par un prince du Maghreb, Zîrî ibn ‘Atiya, avec d’autres animaux de la savane soudanaise (Recueil de sources arabes, [1975] : 352, note 1), mais il sem- blerait que l’animal n’ait pas résisté au voyage et mourut à l’arrivée (Morales Muniz 2000 : 263). Y eut-il d’autres cadeaux de ce type entre le l’Afrique du Nord et al-Andalus ? Nous n’en avons pas trouvé d’autre témoignage. Le manque de contacts avec l’Orient et l’Afrique empêche la constitution de nouveaux savoirs zoologiques sur la grande faune africaine ; ainsi, pendant la majeure partie du Moyen Âge, les rares connaissances sur cette faune ne proviennent que des auteurs antiques et ce encore très partielle- ment : en Occident, le savoir zoologique grec reste mal connu ou ignoré, la zoologie d’Aristote, par exemple, n’étant traduite en latin qu’au début du XIIIe siècle. Les auteurs grecs ayant parlé de la girafe, donnant souvent d’excellentes descriptions et des informations précises sur ses mœurs et son habitat, comme Strabon, Héliodore, Diodore de Sicile ou Oppien (Gatier 1996, Buquet 2006 : 9- 11), resteront inconnus en Occident jusqu’au XVe siècle. Par ailleurs, le Physiologos, bestiaire écrit en grec à Alexandrie au IIe siècle apr. J.-C., traduit en latin au IVe siècle, et qui sera énormément lu pendant tout le Moyen Âge chrétien (chaque animal décrit dans ce traité étant accompagné de moralisationsreligieuses),neparlepasdelacamelo- pardalis : de ce fait, tous les bestiaires médiévaux s’inspirantdu Physiologus latin ignoreront euxaussi la girafe4. À Byzance, la situation est différente : les manus- crits médiévaux ont conservé les ouvrages grecs antiques qui étaient connus et lus : par exemple, Photius, Patriarche de Constantinople au IXe siè- cle, nous a laissé uploads/Histoire/ camelopardalis-the-giraffe-in-medieval-bibles-deut-14.pdf

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  • Publié le Oct 10, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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