34 Didier Castanet Des-corps contemporains * Lorsque, il y a maintenant un peu
34 Didier Castanet Des-corps contemporains * Lorsque, il y a maintenant un peu plus d’un an, Anita Izcovich m’a proposé d’intervenir dans ce séminaire et que je lui ai proposé mon titre, les journées de São Paulo n’avaient pas encore eu lieu, et donc le thème des prochaines rencontres internationales de Rome n’avait pas encore été choisi, « Le mystère du corps parlant ». Le thème se retrouve ce soir, celui du corps, sachant que le corps par- lant dont parle Lacan en 1973 est sa définition de l’inconscient à ce moment-là. Je reviens alors au corps, je dirai au corps pulsionnel. Pour nous psychanalystes, c’est une question très large. J’ai choisi ce soir de traiter de cette question sous un angle restreint, particulier, celui du corps de/dans notre époque. Après vous avoir présenté le thème de mon travail, dans une première partie je donnerai quelques points de repère sur la question du corps dans l’enseignement de Lacan. Au début de ma seconde partie, je préciserai la thèse qui oriente mon travail de ce soir, pour ensuite l’illustrer. Je conclurai en deux points : – par un retour sur le corps contemporain ; – par quelques considérations sur les incidences cliniques du corps dans la clinique analytique. Dans une certaine mesure, on peut dire que le corps est devenu le centre de l’identité contemporaine. Comment ? On voit comment les phénomènes de corps se multiplient : les troubles des conduites alimentaires, l’anorexie et la boulimie, les tatouages, les piercings, le body art, les implants mais aussi le transexualisme, les opérations de chirurgie esthétique, et toute la dictature de l’esthétique qui va avec. * Intervention au séminaire du Champ lacanien, Paris, 11 juin 2009. 35 1. S. Freud, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats) », dans Cinq psychanalyse, Paris, PUF, 1994. Il est tout ce qui nous reste pour donner un sens à notre exis- tence. Les grandes transcendances politiques et religieuses, aux- quelles ce rôle était dévolu, se sont écroulées depuis la seconde par- tie du XXe siècle. Les identités individuelles se structuraient beaucoup par la projection vers ces avenirs meilleurs dessinés par la politique ou la religion. Elles sont renvoyées aujourd’hui à la jouissance de l’ici et maintenant, c’est-à-dire à un puissant investissement matérialiste dans les biens de consommation et en particulier dans le corps comme le « plus bel objet de consommation », selon l’expression de Jean Baudrillard. Dans ce contexte, le corps apparaît comme ce à par- tir de quoi le sujet va pouvoir se construire un destin. L ’existence humaine est corporelle, et les manifestations du corps sont l’indice d’un rapport des mots avec le corps. Loin d’être marginale dans le champ des sciences humaines, la question de la relation du corps et de l’esprit est ancienne et se traduit chez les philosophes par le débat relatif à l’unité ou au dualisme de l’être humain et, chez les médecins, dans les écrits se rapportant à la cau- salité humorale des maladies organiques. Je ne m’attarderai pas sur ce point. Pour nous psychanalystes, je reviendrai à la source. C’est le décryptage et le déchiffrage des symptômes hystériques, le caractère traumatique de la sexualité qui ont conduit Freud à poser l’incons- cient. Certes, ce qui est de l’ordre de l’inconscient n’est pas de l’ordre du corps, pourtant il semble que l’inconscient n’est pas sans rapport au corps. En d’autres termes, la découverte freudienne de l’inconscient et en particulier les travaux sur les symptômes de conversion ont subverti le binaire psyché-soma en récusant le dualisme permettant de comprendre le « bond du psychisme à l’innervation somatique 1 ». Le langage réalise et irréalise le corps et l’exile de l’animalité régie par l’instinct. Rebelles au savoir médical qui croit s’assurer du corps alors qu’il ne s’occupe que de l’organisme, les hystériques, grâce à l’écoute de Freud, se sont avérées de remarquables théoriciennes du corps, en tant qu’il dérive du langage qui clive sa jouissance. D’emblée, Freud constate l’éclosion du symptôme hystérique par symbolisation. Il qualifie de « corps étranger » l’ensemble des souvenirs pathogènes et de « défense » la position d’aversion du sujet par rapport au sexuel traumatique. Ainsi que Lacan le démontre, ce que signifie la défense hystérique n’est rien d’autre qu’un fait de structure : le corps découpé par le langage est affecté d’un manque que vient symboliser ce signifiant imaginaire qu’est le phallus, à ne pas confondre avec l’organe qu’il escamote. L’importance donnée par Lacan au langage vise à dégager ce qui justement du corps reste irré- ductible au signifiant. Si on s’en tient au nombre de références dans l’enseignement de Lacan sur le corps, on pourrait penser que celui-ci occupe une place importante. Remarquons tout de même qu’il n’a pas fait une théorie du corps mais qu’il lie celui-ci aux concepts qu’il développe. Je vais donner quelques repères dans l’enseignement de Lacan à propos de son approche du corps. Très schématiquement, on peut retenir quatre périodes, qui sont celles des différents moments de l’enseignement de Lacan. La première période est celle de la fonction imaginaire dans la constitution du corps. C’est le stade du miroir. L’imaginaire a une fonction déterminante dans la constitution, l’appréciation du corps. La perception de l’image dans le miroir permet l’appropriation d’une image du corps totale, unifiée. L’image vient donner le sentiment d’unité du corps. Lacan nous dira que le stade du miroir est une « sorte de carrefour structural » mais aussi une grille de lecture effi- cace pour de nombreux phénomènes cliniques. Le stade du miroir inaugure le moi et ses fonctions. Le moi est une construction qui n’existe pas d’emblée. C’est dans la relation imaginaire à l’autre que le moi peut se former. Lacan utilisera le schéma optique qui permet d’appréhender les rapports de l’imaginaire et du symbolique. Il permet d’illustrer la for- mation du moi à partir de la métaphore du vase aux fleurs qui illustre les fonctions de contenant et de contenu. Dans ce schéma, Lacan a ajouté le miroir plan qui représente l’Autre, lieu de la parole et lieu où va se présentifier le sujet. En effet, c’est sous la dépendance de l’ Autre que se repère le moment fondamental de ce stade du miroir. Le « plus pur moment » dans la relation spéculaire va se saisir alors. Mensuel 47 36 L ’autre est ici le témoin de cette reconnaissance de l’image mais aussi le repère essentiel à partir duquel l’enfant se regarde. Le sujet attend de ce témoin une reconnaissance symbolique. Nous pouvons donc en déduire que l’image du corps dépend de la façon dont le sujet se situe dans le champ symbolique (l’imaginaire est sous la dépendance du symbolique). Ce schéma optique permet de situer «un premier narcissisme », nous dit Lacan, qui correspond à l’image réelle, soit ce qui donne forme au corps. Les principaux textes de Lacan qui parlent du corps à cette époque sont «Les complexes familiaux » (1938), « Propos sur la cau- salité psychique » (1946) et « Quelques réflexions sur l’ego » (1951). La deuxième période est celle du corps du signifiant. C’est l’ordre symbolique et le champ du signifiant. Le corps ne se réduit pas à l’organisme. L’organisme, c’est la chair douée de vie : le corps est propre à chacun et dépend de la façon dont le sujet habille l’or- ganisme d’un tissu de représentations. Le corps n’est pas une donnée primaire mais suppose l’incorporation signifiante. C’est l’incorpora- tion de la structure signifiante qui transforme l’organisme en corps. Le symbolique est un corps dans le sens où il s’agit d’un sys- tème de relations internes. Le sujet s’approprie le corps à partir des échanges avec l’Autre – le corps du symbolique – qui lui signifie ce qu’il est comme humain. C’est aussi le temps où le sujet a à trouver une fonction pour ses organes, une fonction signifiante. C’est ce qui fait dire à Lacan, contredisant Freud sur ce point, que le destin, c’est le discours, le signifiant. Lacan met l’accent sur le fait qu’être homme ou femme ne dépend pas de l’anatomie, même si l’organisme a un rôle à jouer, mais dépend de la façon dont le sujet s’inscrit dans la fonction phallique, côté homme ou côté femme. Cela nous conduit directement à envisager les conséquences de la métaphore paternelle, soit la séparation, le manque à être et la pacification. L’Œdipe est le point qui organise l’immersion du sujet dans le symbolique et qui ordonne l’imaginaire et le réel. La méta- phore paternelle par l’opération castration introduit au manque, sub- stitue à la jouissance pleine du corps l’ordre des pulsions et inaugure le mouvement du désir. Il s’agit d’une opération pacifiante pour le sujet, dont l’échec montre ses effets nocifs dans l’intrusion de la jouissance dans le corps à l’œuvre dans la psychose. 37 Ainsi, avec l’aliénation, le sujet s’inscrit dans l’Autre dont il se soustrait par l’opération de la séparation. La métaphore paternelle est au principe de cette séparation. C’est ce qui constitue une mise en jeu uploads/Histoire/ castanet-corps 1 .pdf
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- Publié le Dec 30, 2022
- Catégorie History / Histoire
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