QUE SAIS-JE ? La naissance du Français BERNARD CERQUIGLINI Professeur à l'unive
QUE SAIS-JE ? La naissance du Français BERNARD CERQUIGLINI Professeur à l'université de Paris-VII Recteur à l'Agence universitaire de la Francophonie Quatrième édition mise à jour 14e mille Avant-propos l’entrée de l’admirable exposition En français dans le texte. Dix siècles de lumière par le livre, qui permit à la Bibliothèque nationale de France de faire briller de tous leurs feux parchemins enluminés, éditions rares et brouillons célèbres, on pouvait apercevoir, déposé sobrement dans la première vitrine, un manuscrit dépourvu de tout intérêt. De facture ordinaire, sans ornement, comme on en copia tant entre les ixe et xe siècles, ce volume contient en effet une chronique carolingienne, qui relate les démêlés sanglants des fils de Louis le Pieux. La question ne semble guère d’actualité ; la chronique, de plus, est en latin. Les commissaires de l’exposition ne s’étaient cependant pas trompés, et n’égaraient pas leur public. Car si l’on se penchait sur le folio exposé, on pouvait distinguer, guidé par l’annotation marginale qu’une main charitable (mais fâcheuse pour le parchemin) déposa dans le courant du xvie siècle, quelques lignes qui n’étaient point du latin. Au visiteur patient, et francophone, leur déchiffrement procurait une émotion singulière. Car s’épelaient ainsi, s’opposant au bloc massif de l’écrit latin, quelques mots, quelques phrases de ce qui allait devenir le français. Il convenait donc bien que cette chronique latine, ouverte à l’endroit où elle rapporte les fameux Serments de Strasbourg, prononcés en langue romane (et en langue germanique), introduisît un tel déploiement de la pensée rédigée en français. Car c’est par ce texte que tout commence. Premier témoignage, certes, de l’écrit non latin, première médaille frappée dans la langue du vulgaire, pièce la plus vénérable de notre Trésor. Mais creuset, surtout, où pour la première fois on fondit la langue de l’échange quotidien afin de la rendre noble et mémorable. Afin de lui donner la grandeur d’une langue juridique et nationale, de la confronter au latin, afin de l’écrire. Avant les Serments, une parlure romane, qui s’est peu à peu dégagée du latin, s’échange diversement. Après, le proto français a reçu une forme commune, acquis un statut politique, accédé à l’écriture. Après les Serments de Strasbourg, et seulement après, le français existe. À Chapitre I La question des origines édigeant les premières lignes d’une monumentale Histoire de la langue française, Ferdinand Brunot ne veut « retenir pour le moment que ce seul fait primordial : le français est du latin parlé » (t. I, p. 16). Fait primordial et fondateur, certes, énoncé simple et bref tel un axiome, déclaration enfin d’une évidence qui frise la banalité. Que la langue française provienne du latin, nul n’en doute aujourd’hui, et moins que tout autre les défenseurs de l’enseignement du latin, et les candidats aux concours d’orthographe. C’est oublier qu’un tel savoir, devenu connaissance assurée mais tiède, cadre mental diffus, est des plus récents, que son apparence naturelle possède une histoire. Si la linguistique historique du français est une discipline scientifique, et si tel est son axiome, il convient d’examiner la constitution, lente il est vrai, mais exemplaire de cette science. Les acquis, tenus pour définitifs, sont clairement énoncés par Brunot (t. I, p. 15) : « Le français n’est autre chose que le latin parlé dans Paris et la contrée qui l’avoisine, dont les générations qui se sont succédé depuis tant de siècles ont transformé peu à peu la prononciation, le vocabulaire, la grammaire, quelquefois profondément et même totalement, mais toujours par une progression graduelle et régulière, suivant des instincts propres, ou sous des influences extérieures, dont la science étudie l’effet et détermine les lois. » L’origine (« le français n’est autre chose que le latin… ») fonde, on le voit, le discours scientifique tenu sur l’évolution de la langue. Et ce discours met en œuvre trois idées principales. Le lien du temps et de l’espace, tout d’abord, par la solution géographique apportée au problème de la diffusion du français national et que valorise la norme (« le latin parlé dans Paris et la contrée qui l’avoisine ») : c’est la notion couramment admise, mais que nous critiquerons R plus loin, de francien, dialecte de l’Île-de-France qui se serait diffusé par rayonnement, en suivant les progrès politiques de la « tache d’huile capétienne ». L’articulation, ensuite, du continu et du discontinu. « Les générations qui se sont succédé » ont peu à peu modifié la langue dont elles héritaient, en agissant sur tous les plans, et de façon telle que la langue, latine au départ, est devenue une langue tout autre, le français : il y a discontinuité patente, voire rupture profonde entre les deux (par exemple, le latin aucellum [aukellum] et le français oiseau [wazo] n’ont pas un seul son en commun). Ces modifications, toutefois, ont été apportées « peu à peu », « par une progression graduelle et régulière » : depuis la diffusion générale du latin en Gaule (ve siècle au plus tard) jusqu’à l’abandon du parler dialectal par les jeunes générations, après la Seconde Guerre mondiale, chaque classe d’âge, chaque génération eut le sentiment de parler la même langue que ses parents ; il y a, de ce point de vue, continuité au travers de l’évolution, laquelle s’effectue par accumulation de traits disjoints. Ce point de vue strictement évolutionniste (la grammaire historique a baigné, tout comme la philologie, dans le néolamarckisme des années 1880) se retrouve dans la troisième idée-force de la linguistique historique, qu’énonce Ferdinand Brunot. Des modifications profondes ont été apportées à la langue, dit-il, « suivant des instincts propres » ou « sous des influences extérieures ». On distingue le double point de vue adoptable pour traiter de l’évolution linguistique, celui de l’histoire interne ou de l’histoire externe. La première a pour objet la langue en elle-même, comme organisme (ou comme espèce), comme système autonome évoluant selon ses lois propres ; étudiant le développement des entités linguistiques, et les modifications qui les affectent, elle prend pour modèle les sciences naturelles. L’histoire externe, pour sa part, se préoccupe de la langue dans sa dimension sociale ; elle étudie les modifications dues à l’histoire des peuples, des techniques et des cultures, au mouvement complexe des noms et des usages ; prenant pour objet la langue comme institution, elle se fonde sur le modèle des sciences sociales. Très liée au darwinisme, puis revigorée par le structuralisme, la perspective interne a porté jusqu’à nous les couleurs de la science. La perspective externe, mal servie par l’histoire positiviste, n’a pas su, malgré les tentatives d’un Antoine Meillet, prendre le virage de l’École des Annales ; toutefois, la question de l’origine et de la naissance du français tire grand profit d’être traitée de ce point de vue. En quelques lignes, donc, Ferdinand Brunot résume le corps d’idées et de savoirs que la science (qui étudie des « effets » et détermine des « lois ») a établi à propos de l’origine de la langue française. Trois siècles au moins, cependant, ont été nécessaires pour parvenir à cet énoncé limpide et assuré. On voit qu’à la question posée depuis toujours « d’où vient le français ? » une réponse scientifique, liée à des observables établis s’est fait attendre – réponse qui tient en somme à un adjectif que Brunot énonce comme incidemment : « Le français n’est autre chose que le latin parlé… » Afin de pouvoir poser correctement la question des origines, et donc de la résoudre, trois conditions étaient nécessaires. I. – Réduire les préjugés idéologiques Dès le Moyen Âge, il est vrai, l’idée d’un lien génétique entre les langues latine et française est perceptible. L’usage constant des deux langues chez les intellectuels en est la cause ; le clerc médiéval est en situation de bilinguisme, ou du moins de diglossie : parlant français dans la vie courante, mais travaillant (lecture, écriture, réflexion) en latin, il ne peut pas ne pas apercevoir les similitudes des deux idiomes, ainsi que poser en filiation le va-et-vient qu’il opère. D’une telle situation l’ancien français porte des traces. Ainsi, les clercs nomment romans les traductions d’œuvres latines qu’ils procurent en français. Cet emploi du terme roman (qui prendra le sens « d’œuvre de fiction » à partir du xiie siècle) est le signe manifeste que l’appartenance du français à la romanité est perçue, et déclarée. Si les grammairiens médiévaux étudient le seul latin (la grammaire, grammatica, signifie pour eux la langue latine), et selon une perspective non temporelle (le latin a la constance du savoir établi), des mythes tels que celui de la tour de Babel, par exemple, peuvent conduire leur réflexion sur la voie d’une ébauche de généalogie des langues. On touche cependant aux limites de la réflexion médiévale, que Dante, moins spéculatif et préoccupé davantage par l’emploi effectif de la langue vulgaire dans le domaine intellectuel, illustre exemplairement. Par son De vulgari eloquentia, qu’il rédige vers 1304, il entend promouvoir l’« éloquence » non latine, et donner à l’italien un rang aussi illustre que celui du latin. La langue vulgaire, toutefois, souffre par rapport au latin littéraire, langue uploads/Histoire/ cerquiglini-la-naissance-du-francais-cerquiglini-bernard.pdf
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- Publié le Mar 23, 2021
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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