LA PRISE DE CIRTA PAR JUGURTHA R. LALLIER La guerre de Jugurtha a été étudiée d
LA PRISE DE CIRTA PAR JUGURTHA R. LALLIER La guerre de Jugurtha a été étudiée de très près par M. Ihne1. La, critique du savant historien, très minutieuse, très attentive aux moindres détails, est implacable pour Salluste. Elle ne lui fait grâce sur aucun point. Les plus petites inexactitudes, les plus légères contradictions sont sévèrement relevées. Pour M. Ihne, — et je ne crois pas forcer sa pensée en la résumant de la sorte, — c’est à peine si Salluste mérite le nom d’historien. A tout instant il s’écarte de la vérité ; sa principale préoccupation est de donner à son récit une tournure dramatique et, pour atteindre à cet effet qu’il veut produire, il accuse trop fortement les contrastes, exagérant les vertus des uns, calomniant les autres sans scrupule2 ; il néglige la géographie, au point qu’il est complètement impossible de retrouver et de déterminer avec précision l’emplacement de ces batailles, qui sont décrites avec tant de vivacité et un tel luxe de détails3 ; quant à la chronologie, elle n’est pas mieux respectée, et des événements, qui, dans la réalité, ont été séparés par un intervalle de plusieurs années, paraissent, si l’on n’y prend pas garde, se succéder sans interruption et se confondre4. Le talent de l’écrivain n’est pas contesté, — et, d’ailleurs, la tâche eût été difficile ; — mais, en dehors des qualités purement littéraires, M. Ihne n’accorde rien ou presque rien à Salluste. D’ordinaire, on reconnaît que Salluste, s’il ne possède pas toutes les qualités que nous exigeons de l’historien, excelle tout au moins à expliquer les causes des événements, à montrer le lien qui les unit ; que parmi les écrivains de l’antiquité aucun autre, si ce n’est Thucydide, n’a su pénétrer plus avant dans l’âme de ses personnages pour analyser leurs passions et démêler les motifs qui les font agir. M. Ihne n’est pas de cet avis. A ses yeux, les explications que donne Salluste, sont presque toujours insuffisantes, souvent puériles. L’écrivain latin croit avoir rendu compte de tout, quand il a parlé de corruption, de marchés conclus par Jugurtha avec les ambassadeurs romains, avec les généraux, avec Bocchus et ses conseillers. On dirait que les trésors du roi numide sont inépuisables ; il en a partout, dans toutes les villes5 ; après avoir payé aux Romains des sommes considérables, après avoir perdu ses forteresses, il se trouve aussi riche qu’auparavant. Puisque les autres documents nous font défaut, nous sommes 1 Römische Geschichte, 5e vol., p. 116-167. M. Ihne a consacré à la même question une dissertation spéciale, Ueber die Sallustische Darstellung des Jugurthinischen Krieges, insérée dans la Zeitschrift für das Gymnasialwesen, XXXIV, p. 47-51. J’ai le regret de n’avoir pu me procurer cet opuscule ; toute ma discussion portera donc sur les idées de M. Ihne, telles qu’elles sont exposées au cinquième volume de son histoire. 2 Ihne, ouv. cit., p. 121, note 3. Jugurtha, en particulier, aurait eu beaucoup à souffrir de ces préoccupations artistiques de Salluste ; il est présenté partout comme le diable noir, der schwarte Teufel ; Adherbal, au contraire, serait dépeint avec des couleurs trop favorables ; c’est une victime innocente, qui n’a rien fait pour mériter son sort. Cf. p. 127 et 138, note 1. 3 Ibid., p. 120, note 2 ; p. 140, note 3. 4 Ibid., p. 120, note 1 ; p. 153, note 1. 5 Ihne, ouv. cit., p. 148, note 3. réduits à nous servir du témoignage de Salluste ; mais, en nous en servant, il convient de ne pas oublier que le mensonge est chez lui un système1. Ni la politique du Sénat romain, ni le caractère et les actes de Jugurtha, ni les négociations d’Opimius et de Calpurnius Bestia, ni les opérations militaires dirigées par Metellus et par Marius, rien n’est présenté d’une manière qui soit conforme à la vérité. Si les Romains, après de longues hésitations, ont poursuivi Jugurtha avec tant d’acharnement, si la guerre, mollement conduite au début, a pris peu à peu un caractère implacable, ce n’est nullement pour les motifs qu’il a plu à Salluste de nous exposer. La sécurité de la république n’était pas en jeu2, pas plus, d’ailleurs, que l’honneur national3. Le chef numide a été victime des circonstances ; il n’a pas mérité son sort, et surtout il n’a pas provoqué les Romains. Seulement, il est arrivé pour son malheur que l’opposition démocratique, impuissante depuis la mort des Gracques, s’est réveillée précisément à ce moment ; elle a saisi le prétexte que lui offraient les événements de Numidie et c’est sous la pression du parti populaire, pour échapper à des complications de politique intérieure qu’il redoutait, que le Sénat, sans conviction, presque malgré lui, a décidé la perte de Jugurtha4. Il a pris cette résolution par faiblesse, pour donner satisfaction à l’opinion publique, les yeux tournés, non pas vers l’Afrique, où il ne se produisait rien qui fût de nature à exciter la moindre’ inquiétude, mais vers le forum, où il voyait se forme ; les orages que les déclamations des tribuns menaçaient de déchaîner. Je ne me propose pas ici, dans ce travail, de discuter la thèse de M. Ihne. C’est toute une thèse, en effet, très logiquement déduite, dont les différentes parties sont fortement reliées entre elles. Les conclusions, je dois le dire immédiatement, m’en paraissent inacceptables ; quoi qu’il en soit, je reconnais très volontiers, qu’il y a beaucoup à prendre et à apprendre dans le chapitre de M. Ihne. Plusieurs de ses critiques, celles qui portent sur de petits détails, notamment sur les omissions de Salluste, sont justifiées. II est très vrai que l’historien a laissé de côté un certain nombre de menus faits, qu’il ne s’est pas soucié de tout dire et qu’il a compté souvent sur l’intelligence de ses lecteurs pour compléter les lacunes qu’il a laissées volontairement dans son exposition. J’irai même plus loin, sur des points très importants, il est difficile de ne pas donner raison à M. Ihne ; je citerai, par exemple, tout ce qui a trait à la convention conclue entre Jugurtha et Calpurnius5. D’après Salluste, le consul aurait vendu la paix au Numide ; il n’a pas su résister à la corruption, il a même été au devant ; autrement, on ne s’expliquerait pas comment il a consenti si facilement à transiger avec I’ennemi qu’il était chargé de combattre. M. Ihne ne 1 Ibid., p. 160. Die systematische Lügenhaftigkeit der römischen Erzähler werschweigt die wirkliche Lage. 2 M. Ihne, en effet, ne veut pas admettre qu’il y eût un danger sérieux pour la république à permettre que l’unité de la Numidie se reconstituât sur les frontières de la province romaine d’Afrique, et qu’elle se reconstituât sous le commandement d’un chef tel que Jugurtha ; pour lui, le roi Numide, s’il n’avait pas été poussé à bout par les Romains, se serait contenté volontiers, comme l’avait fait Micipsa, d’une condition dépendante et subalterne, allié docile et vassal de la république. 3 Cependant M. Ihne reconnaît que le meurtre de Massiva était une insulte que les Romains ne pouvaient pas tolérer (p. 190) ; mais il ne lui semble pas que Jugurtha ait voulu offenser les Romains en faisant passer sous le joug l’armée d’Aulus Albinus (p. 133) ; il verrait plutôt dans ce fait une preuve de sa magnanimité et de son désir sincère de se réconcilier avec la république. Quant au massacre des Italiens établis à Cirta, j’exposerai un peu plus loin avec détail quelle est à ce sujet l’opinion de M. Ihne. 4 Ihne, ouv. cit., p. 166. 5 Ibid., p. 126-127. nie pas que l’argent- ait joué un certain rôle dans cette affaire, mais il est vraisemblable que la conduite de Calpurnius a été déterminée par d’autres considérations. Si l’on songe que les Cimbres, à cette date de 643 (111 ans avant J.-C.) étaient menaçants, que deux ans auparavant ils avaient vaincu le consul Cn. Papirius Carbo, que, de plus, les armées de la république étaient engagées depuis longtemps dans une lutte pénible contre les peuples de la Thrace, on comprendra que Calpurnius et le Sénat n’aient pas tenu à pousser à fond la guerre de Numidie et qu’ils se soient contentés de la soumission de Jugurtha, sans bien examiner quelle en était la sincérité. Ils se seront pressés d’en finir avec cette question, dans un moment où il convenait de ne pas trop disperser les forces de Rome. Il est permis de penser qu’une pareille politique était timide, pusillanime, qu’elle risquait, en voulant assurer à tout prix la tranquillité du présent, de compromettre l’avenir ; mais il n’est pas nécessaire d’en suspecter les motifs et de les incriminer. D’accord avec M. Ihne sur ce point et sur quelques autres, il m’est impossible d’accepter l’ensemble de ses idées. Entre M. Boissière1, qui retrouve dans les récits de Salluste l’Algérie contemporaine tout entière, et l’historien allemand, qui estime que la vérité en est presque complètement absente, s’il fallait absolument prendre parti, c’est vers le premier, tout en faisant quelques réserves, uploads/Histoire/ cirta-jugurtha.pdf
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- Publié le Dec 20, 2021
- Catégorie History / Histoire
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