© koninklijke brill nv, leiden, 4 | doi 10.1163/19585705-12341304 Studia Isl
© koninklijke brill nv, leiden, 4 | doi 10.1163/19585705-12341304 Studia Islamica 109 (2014) 240-273 brill.com/si Apologie du soufisme par un philosophe shīʿite de l’Iran safavide. Nouvelles remarques sur le Maḥbūb al-qulūb d’Ashkevarī Mathieu Terrier École pratique des hautes études, Paris Il est également vrai que je suis le disciple d’époques plus anciennes, notam- ment de l’Antiquité grecque, et que c’est seulement dans cette mesure que j’ai pu faire sur moi-même, comme fils du temps présent, des découvertes aussi inactuelles. Cela, ma profession de philologue classique me donne le droit de le dire : car je ne sais quel sens la philologie classique pourrait avoir aujourd’hui, sinon celui d’exercer une influence inactuelle, c’est-à-dire d’agir contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir. Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, « De l’utilité et des inconvé- nients de l’histoire pour la vie », tr. fr. P. Rusch, Gallimard, Paris, 1990, p. 94. Les liens historiques et doctrinaux du soufisme et du shīʿisme ont rarement été au centre des recherches islamologiques, et le soufisme se voit couramment défini comme la dimension ésotérique ou mystique de l’islam sunnite1. Si les travaux sur le soufisme ont longtemps ignoré ses relations avec le shīʿisme, cer- taines études shīʿites ont au contraire tendu à faire valoir une influence unila- térale du shīʿisme sur le soufisme2. Cette antinomie entre la dissociation des 1 Éric Geoffroy, Le soufisme. Voie intérieure de l’islam, Fayard, Paris, 2003, p. 47. Parmi les rares travaux consacrés aux relations du soufisme et du shīʿisme, Richard Gramlich, Die Schiitischen Derwischorden Persiens, 3 vols., Wiesbaden, Franz Steiner, 1965-1981, et Kāmil Muṣṭafā al-Shaybī, al-Ṣila bayn al-taṣawwuf wa-l-tashayyuʿ, 2 vol., Bagdad, 1963-1964, rééd. Beyrouth- Bagdad, Manshūrāt al-jamal, 2011. 2 Des exposés généraux sur le soufisme ne font presque aucune allusion au shīʿisme, comme Martin Lings, What is Sufism ?, Londres, George Allen and Unwin, 1975, trad. fr. Roger Du Pasquier, Qu’est-ce que le soufisme ?, Paris, Le Seuil, 1977, et Arthur John Arberry, Sufism. An account of the Mystics of Islam, Londres, George Allen and Unwin – Mandala Books, 1979, trad. fr. Jean Gouillard, Le soufisme. La mystique de l’islam, Paris, Le Mail, 1988. L’influence du 241 Apologie du soufisme par un philosophe shīʿite de l’Iran safavide Studia Islamica 109 (2014) 240-273 deux termes et la réduction de l’un à l’autre n’est pas apparue avec la recherche scientifique moderne : elle structure de nombreux débats intellectuels et conflits politiques, dans les milieux soufis comme dans le monde shīʿite et par- ticulièrement en Iran, de l’époque ilkhanide jusqu’à nos jours. La période safavide en Iran (1501-1722) est généralement présentée comme à l’origine du divorce entre la dévotion shīʿite et le soufisme confrérique. L’imposition du shīʿisme duodécimain comme religion d’État par une dynastie elle-même d’origine soufie et sunnite aurait entraîné la disparition du soufisme proprement dit (taṣawwuf ) de l’un de ses foyers d’origine, pour ne laisser place qu’à un mysticisme philosophique appelé ʿirfān, beaucoup moins influent sur le plan social3. Après une période de tolérance et d’effervescence spirituelle sous les shāhs Ṣafī (1629-1642) et ʿAbbās II (1642-1666), la réaction antisoufie, mais aussi antiphilosophique, l’aurait définitivement emporté dans la seconde moitié du XIe/XVIIe siècle4. Pourtant, la réimplantation des Niʿmatullāhī en Iran à la fin du XIIe/XVIIIe siècle est aujourd’hui bien documentée et des études récentes montrent qu’un soufisme shīʿite demeura vivace en Iran de l’époque qajare à la période contemporaine, dans les ordres de la Niʿmatullāhīya, de la Dhahabīya et de la Khāksārīya5. Dès lors, on peut se demander comment cette renaissance du soufisme en Iran aurait été possible si le phénomène du soufisme n’avait pas persévéré dans son être au terme de la période safavide. shīʿisme sur le soufisme est soutenue par Henry Corbin dans En islam iranien, 4 vol., Paris, Gallimard, 1971-1972, livre IV, « Shî’isme et soufisme », vol. III, p. 147-345. Une thèse critiquée par Michel Chodkiewicz dans Le sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Paris, Gallimard, 1986, rééd. 2012, p. 199-200. Voir la mise au point de Geoffroy, Le sou- fisme, p. 41-47. 3 Sur l’histoire de l’ordre safavide, voir Michel M. Mazzaoui, The Origins of the Safawids. Šīʿism, Ṣufism, and the Ghulāt, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1972. 4 Cette vision s’est imposée dès certains articles fondateurs des études shīʿites : Seyyed Ḥossein Nasr, « Le shîʿisme et le soufisme. Leurs relations principielles et historiques », in Le shîʿisme imâmite. Colloque de Strasbourg (6-9 mai 1968), Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 215-233, voir p. 231-233 ; Jean Aubin, « La politique religieuse des Safavides », Ibid., p. 235- 244, p. 241-242. Elle se voit confirmée par Said Amir Arjomand dans The Shadow of God and the Hidden Imam, Chicago, The University of Chicago Press, 1984, p. 112-119. Sur la répression du soufisme à l’époque safavide, voir aussi Leonard Lewisohn, “Sufism and the School of Iṣfahān: Taṣawwuf and ʿIrfān in Late Safavid Iran (ʿAbd al-Razzāq Lāhījī and Fayḍ Kāshānī on the Relation of Taṣawwuf, Ḥikmat and ʿIrfān)”, in The Heritage of Sufism, éd. Leonard Lewisohn and David Morgan, 3 vol., Oxford, Oneworld, 1999, vol. III, p. 63-134, surtout p. 67-77. 5 Voir Jean Aubin, « De Kūhbanān à Bidar. La famille niʿmatullahī », Studia Iranica 20/2 (1991), p. 233-255 ; Leonard Lewisohn, “An Introduction to the history of modern Persian Sufism, Part I: The Niʿmatullāhī order : persecution, revival and schism”, Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 61/3 (1998), p. 437-464. 242 Terrier Studia Islamica 109 (2014) 240-273 En réalité, les débats sur la nature et la légitimité du soufisme, comme sur ses « relations historiques et principielles » avec le shīʿisme, n’ont pas connu de fin à l’époque safavide. Le dernier quart de cette période, sous les règnes de Shāh Sulaymān (1666-1694) et de Sulṭān Ḥusayn (1694-1722), voit certes se mul- tiplier les écrits antisoufis et les persécutions contre les mystiques, en même temps que s’impose l’autorité du théologien Muḥammad Bāqir al-Majlisī (m. 1111/1699), « maître de l’islam » (shaykh al-islām) de la capitale Ispahan et farouche adversaire du soufisme comme de la philosophie6. Mais une autre voix était encore possible en Iran, comme le montre une réflexion sur les liens du shīʿisme, du soufisme et de la philosophie menée par un savant appartenant lui-même à l’appareil idéologique de l’État safavide : Quṭb al-Dīn Ashkevarī (m. entre 1088/1677 et 1095/1684), shaykh al-islām de Lāhījān dans la province du Gīlān. Ce clerc shīʿite de second rang, sur lequel on sait peu de choses outre ce qu’il a lui-même confié, composa à la fin de sa vie une histoire monumentale de la sagesse en arabe et en persan, le Maḥbūb al-qulūb, qui va d’Adam, premier homme et premier prophète, à Mīr Dāmād (m. 1041/1631), philosophe et savant religieux dont notre auteur passe pour avoir été l’élève7. Puisant à des sources diverses, l’œuvre se compose de trois livres : le premier consacré aux sages de l’Antéislam, parmi lesquels un panthéon de philosophes grecs ; le deuxième aux savants de la période islamique, toutes branches et écoles confondues ; le troisième aux douze imams et à autant de grandes autorités théologiques du shīʿisme imamite. 6 Voir Heinz Halm, Le chiisme, tr. fr. H. Hougue, Paris, PUF, 1995, p. 105-108 et p. 113 ; Andrew J. Newman, Safavid Iran. Rebirth of a Persian Empire, London – New York, I. B. Tauris, 2006, p. 96-100 ; Kathryn Babayan, Mystics, Monarchs, and Messiahs, Cultural Landscapes of Early Modern Iran, London, Center for Middle Eastern Studies of Harvard University, 2002, p. 403- 437; Nasrollah Pourjavady, “Opposition to Sufism in Twelver Shiism”, in Islamic Mysticism Contested. Thirteen Centuries of controversies and Polemics, éd. Frederick de Jong et Bernd Radtke, Leiden, Brill, 1999, p. 614-623. Parmi les traités anti-soufis de cette période : attribué à Aḥmad al-Ardabīlī, Ḥadīqat al-shīʿa, éd. S. Ḥasanzādeh, 2 vol. Qumm, 1377 solaire/1998 ; du traditionaliste al-Ḥurr al-ʿĀmilī, al-Risālat al-ithnaʿashariyya fī l-radd ʿalā l-ṣūfiyya, éd. A. al-Jalālī, Anṣāriyān, Qumm, 1390 solaire/2011 ; de Muḥammad Ṭāhir b. Muḥammad Ḥusayn Qummī, Tuḥfat al-akhyār, Qumm, 1973. 7 Quṭb al-Dīn al-Ashkiwarī (Ashkevarī), Maḥbūb al-qulūb, al-maqālat al-ʿūlā, ed. Ibrāhīm al-Dībājī et Hāmid Ṣidqī, Téhéran, Mīrāth-e maktūb, 1378 solaire/1999; Maḥbūb al-qulūb, al-maqālat al-thānya, idem, 1382 solaire/2003. L’édition du troisième volume est encore attendue. Sur cet ouvrage et son auteur, Mathieu Terrier, « Le Maḥbûb al-qulûb de Quṭb al-Dîn Ashkevarī : Une œuvre méconnue dans l’histoire de l’histoire de la sagesse en Islam », Journal Asiatique 298.2 (2010), p. 345-387 ; le même, « Quṭb al-Dîn Ashkevarî, un philosophe discret de la Renaissance safavide », Studia Iranica 40 (2011), p. 171-210. 243 Apologie du soufisme par un philosophe shīʿite de l’Iran safavide Studia Islamica 109 (2014) 240-273 C’est à la fin du deuxième volume qu’Ashkevarī consacre une suite de trente et une notices aux « maîtres soufis attestant l’unicité divine » (mashāʾikh al-ṣūfiyya al-muwaḥḥida), comme il les appelle. Il fait précéder cette série d’un important chapitre introductif justifiant la présence des soufis dans l’histoire de la sagesse, un discours apologétique déjà amorcé dans uploads/Histoire/ apologie-du-soufisme-par-un-philosophe-s-pdf.pdf
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- Publié le Mai 17, 2022
- Catégorie History / Histoire
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