LA DÉBÂCLE1 SELON ZOLA ET SELON MIRBEAU Les deux écrivains évoquent, l’un dans

LA DÉBÂCLE1 SELON ZOLA ET SELON MIRBEAU Les deux écrivains évoquent, l’un dans La Débâcle, l’autre dans Le Calvaire et Sébastien Roch, chacun à sa façon, la défaite de 1870 et ses conséquences. Mais ils ne s’intéressent pas à la même période de la guerre : si les textes de Mirbeau couvrent l’ensemble de la guerre – ce qui lui permet, dans cette chronique d’une défaite annoncée, d’évoquer les rodomontades du début –, celui de Zola traite du commencement de la fin et de la Commune, conséquence de la guerre. LE PAMPHLÉTAIRE ET LE JOURNALISTE Mirbeau écrivait dans un article intitulé « La Guerre » : « Un homme en tue un autre pour lui prendre sa bourse ; on l’arrête, on l’emprisonne, on le condamne à mort. » Mais il en va tout autrement lorsqu’il s’agit de la guerre, crime collectif : « Un peuple en massacre un autre pour lui voler ses champs, ses maisons, ses richesses, ses coutumes ; on l’acclame, les villes se pavoisent quand il rentre couvert de sang et de dépouilles, les poètes le chantent en vers enivrés, les musiques lui font fête. » Dans un article amusant, mais qui donne à réfléchir, « Royaume à vendre », il dit avoir lu quelque part qu’il y avait près de la Sardaigne une île à vendre et qu’il avait rêvé qu’il en était roi. « Ah ! quelle royauté ! » : « À peine si le bruit de mon peuple arrivait jusqu’à mon trône que ne gardaient pas des armées, des commissaires de police et des gendarmes. » Passant du pamphlet au premier roman qu’il signe de son patronyme, Mirbeau va persévérer dans sa dénonciation de l’incurie de l’État et de son armée, ce qui se confirme à la lecture de Sébastien Roch. Il s’efforce de faire comprendre que la défaite de l’armée impériale était inéluctable. Mais il ne se montre pas plus tendre envers l’armée de la « République », bien qu’elle soit honnie par les nobles qui la désignent sous le vocable de « pouvoir actuel », ce qui ne les empêche pas de la servir, uniquement dans la diplomatie et l’armée (pour le malheur de Dreyfus) ; un général républicain est une chose très rare sous la Troisième République, note Pierre Michel2. Cette soldatesque, force mise au service du coup d’État et efficace contre les opposants au régime, ne pouvait faire preuve que d’impuissance face à une armée étrangère. École du vice, l’armée fait appel aux plus bas instincts et notre « Don Juan de l’Idéal » (Georges Rodenbach) ne pouvait que s’insurger, lorsqu’il écrivait ses romans qu’on a appelés « autobiographiques », au nom de l’idée qu’il se fait de l’Humanité. Cette armée de guerre civile, conçue pour faire la guerre aux civils français, doit improviser lorsqu’il s’agit de faire face à l’invasion étrangère dont le déclenchement est partiellement imputable à Napoléon III. Cette armée restera, après Sedan, l’instrument de répression du pouvoir face à la contestation sociale des Fédérés : « Ah ! si vous aviez eu cette balle enchantée pendant la Commune et à Fourmies...3 » Avec cynisme, l’un de ces traîneurs de sabre avoue son dégoût pour « ces guerres entre nations étrangères ». Non qu’il soit un pacifiste, mais si, naguère, il prenait tout ce qui se présentait, à présent, il exige qu’une guerre soit claire : « C’est pourquoi, voyez-vous, je ne comprends la guerre qu’entre gens d’un même pays. On se connaît, que diable ! On se bat et on tue pour la défense d’une prérogative, d’une habitude, la conquête d’un droit nouveau, le maintien d’un intérêt de classe... Cela est 1 Éditions utilisées : Zola, La Débâcle, préface, notes et dossier par Roger Ripoll, Le Livre de Poche, 2008 (Z.). – Mirbeau, Œuvre romanesque, tome I, pp. 121-303 et pp. 543-768, édition critique établie et présentée par Pierre Michel, Société Octave Mirbeau/Buchet–Chastel, 2000. 2 Œuvre romanesque, tome II, 2001, p. 1340. Il y a encore de beaux jours pour l’alliance du sabre et du goupillon. 3 « La Fée Dum-Dum », Le Journal, 20 mars 1898 (Contes cruels, II, Librairie Séguier, 1990, p. 387). clair4. » Il regrette la Commune, car il peut dire qu’il a connu là les meilleurs jours de sa vie de soldat. Zola, quant à lui, dans les articles qu’il écrit en 1868 et 1869 dans La Tribune, prédit la tragédie inévitable, mais il impute à la sauvagerie inhérente à la nature humaine la fatalité de la guerre. Le civilisé, autoproclamé, peut se révéler, à l’occasion (et la guerre en est une) d’une sauvagerie insoupçonnée. Certains y verraient une tentative destinée à dédouaner Napoléon III. D’ailleurs, Zola ne tarde pas à rejoindre la lourde charretée des bellicistes. UNE CRITIQUE DE FOND Passer du temps de paix au temps de guerre signifie, pour l’armée, une amplification de ses tares originelles. Mirbeau nous fait pénétrer dans un univers kafkaïen et ubuesque à la fois. Il ne varie pas dans sa dénonciation des institutions, parmi lesquelles l’armée figure en bonne place. Ses défauts seront mis en évidence par la guerre de 1870 et sa conclusion inéluctable : la débâcle. D’abord, cette armée de non-citoyens est composée de régiments qui amalgament les troupes (les « zouaves ») qui ont assuré les conquêtes coloniales – « dont l’histoire sera la honte à jamais ineffaçable de notre temps », qui égale en horreur « les atrocités des antiques époques de sang5 » – et les « moblots », « francs-tireurs », étrangers, « gardes forestiers », gendarmes et cavaliers sans monture (p. 144), tout un « ramassis de soldats errants » arrachés « violemment » à leur famille (p. 145), de « volontaires vagabonds », « celui-là coiffé d’un bonnet de police, celui-là la tête entortillée d’un foulard, d’autres vêtus de pantalons d’artilleurs et de vestes de tringlots » (p. 145) ; « Des mobiles, des chasseurs à pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et le képi de travers, s’échappaient des voitures où ils étaient parqués, envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air, impudemment.» (p. 147) Mirbeau dit de ces « détachements qu’ils sont « sans chefs », « sans cohésion, sans discipline » (p. 144). Les officiers sont inconscients du danger qu’ils font courir à leurs hommes en cédant au caprice : « – Est-ce que je ne pourrais pas tirer un coup de canon ? » Son supérieur accède à sa demande : « – Si ça vous fait plaisir, ne vous gênez pas... / – Merci ! Ce serait très drôle si j’envoyais un obus au milieu de ces Prussiens, là-bas... Ne trouvez-vous pas que ce serait très drôle ? » (p. 764). Quant au commandement du régiment dont fait partie Jean Mintié, le héros du roman, il est assuré – si l’on ose dire – par « un vieux capitaine d’habillement » promu lieutenant-colonel, le nombre élevé d’officiers tués s’expliquant par la supériorité de l’artillerie ennemie. L’absence de compétence professionnelle le dispute à l’inaptitude physique : le général peut « à peine se tenir à cheval » et, lorsqu’il veut mettre pied à terre – quel gag ! – il « s’embarrasse les jambes », tel un clown, « dans les courroies de son sabre ». Le lieutenant, dont le grade ne doit rien à la pénurie d’officiers, n’en est pas moins disqualifié par sa jeunesse et sa faiblesse physique de tendron, qui le rendent irrésolu, ce qui est fort dommageable lorsqu’il s’agit de se faire obéir. Il est l’objet des moqueries de ses hommes, qui lui reprochent ses manques. La « vacherie » (G. Hyvernaud) humaine étant la chose du monde la mieux partagée, les soldats reprochent au jeune lieutenant d’être « bon » : il distribue parfois aux hommes des cigares et des suppléments de viande (p. 144). La reconnaissance, connais pas ! Mais peut-être faut-il excuser ces ingrats qui ne savent pas ce qu’ils font. Trêve d’idéalisme : malgré sa bonne volonté, le jeune lieutenant est condamné d’avance, quoi qu’il fasse, parce qu’il appartient à un système qui légalise la loi de la jungle et que les exploités vouent aux gémonies leurs exploiteurs, ce qui condamne à l’échec les 4 « Âmes de guerre », L’Humanité, 23 octobre 1903 (Combats politiques, Librairie Séguier, 1990, p. 252- 255). 5 « Colonisons », Le Journal, 13 novembre 1892 (Contes cruels, II, p. 271). actions inspirées par les meilleures intentions. Mirbeau sait faire la part des choses... et des hommes. Le sort du jeune lieutenant semble fixé, tout comme celui de ce « petit garçon de Saint-Michel » que Mintié reconnaît « et dont les paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. » (p. 147). L’armée a tôt fait de transformer un jeune homme en vieillard : « Trois mois avaient suffi pour terrasser des corps robustes, domptés au travail et aux fatigues pourtant !... » (p. 151). Que peut-on espérer pour des êtres fragiles, fussent-ils officiers ? L’armée est comme ça ! uploads/Histoire/ claude-herzfeld-la-debacle-selon-zola-et-selon-mirbeau.pdf

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  • Publié le Fev 11, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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