LA V AGE À FROID UNIQUEMENT La collection Regards d’ici est dirigée par Marion

LA V AGE À FROID UNIQUEMENT La collection Regards d’ici est dirigée par Marion Hennebert Ce texte a été proposé à l’édition par Manon Viard © Éditions de l’Aube, 2016 www.editionsdelaube.com ISBN 978-2-8159-1416-1 Aurore Py Lavage à froid uniquement roman éditions de l’aube Dans la même collection : Breuskin, Snowdonia Vertigo Julien Jouanneau, La Dictature du Bien Hugues Serraf, Comment j’ai perdu ma femme à cause du tai chi De la même auteure : Les fruits de l’arrière-saison, éditions Marivole, 2014 Avertissement de l’auteure : Au risque de décevoir, les faits narrés et les personnages ​croqués dans ce roman relèvent de la pure fiction. À Nicolas. CYCLE 1 : PRÉLAVAGE « L’abbé s’adaptera à tous et changera sa façon de faire selon les dispositions et l’intelligence de chacun. Alors il n’y aura pas de perte dans le troupeau que Dieu lui confie. Mais, bien mieux, l’abbé sera dans la joie parce que ce bon troupeau grandit. » Règle de saint Benoît, chapitre 2, 32 1 J’attrape un livre et file vers les toilettes. Je table sur une ou deux minutes de tranquillité. J’en obtiens presque cinq, juste ce qu’il faut pour m’immerger dans l’atmosphère de mon roman et ignorer l’effet doppler des premiers « Maman ! », prononcés en écho sur deux notes. Ils ont fini par repérer la seule porte fermée, et mon silence ne les dissuade pas de s’égosiller face à elle. L’un d’eux, Paul je crois, décide d’accompagner sa propre lamentation de coups sourds tapés à la main. Sarah l’imite immédiatement. Pour ne pas être en reste dans la créativité, elle y joint le pied. Son frère envoie un rire gras et approbateur, puis détale. Je l’imagine en train d’enfiler ses chaussures. Il revient en effet la foulée alourdie, prêt à honorer la porte d’une nouvelle percussion. Je tire la chasse. Je me souviens, une dizaine d’années plus tôt, avoir clairement dit à une copine de fac : « Moi, je me verrais bien mère au foyer. » Et je le suis. Et je m’y vois plus. Je sais ce qui m’avait plu dans ce fantastique plan de carrière : l’idée de pouvoir organiser mon monde à ma sauce. Ne pas me prendre la tête avec un chefaillon, ne postuler à rien, être présente partout. Peut-être bien que les enfants n’étaient alors que l’alibi qui me permettrait de rester chez moi. Peut-être qu’ils le sont encore, même si je les menace régulièrement de les passer par la fenêtre, et que je ne cesse de jouer avec le fantasme de tout plaquer, comme dans La crise1. Paradoxalement, c’est ce genre d’histoire qui m’aide à tenir. Savoir qu’il est possible de claquer la porte un matin, sans remords. Je crois que mon mari assurerait mieux que Vincent Lindon, en plus. J’ai souvent trouvé mon salut dans l’idée de la fuite. À seize ans, prise dans les affres de l’adolescence, je me disais que si les choses ne s’arrangeaient pas, je pouvais toujours me suicider. Au début, ça ne s’est pas du tout arrangé, mais je ne me suis pas pendue pour autant. Ensuite, l’obligation de me construire une vie ne m’a plus donné d’autre choix que d’avancer. Je me suis alors trouvé des échappatoires de plus petite envergure : déménager dans une autre région, arrêter mes études, changer de faculté, reprendre mes études, m’expatrier, me mettre en congé parental. Avec tout ça, je me demande comment je suis parvenue à décrocher mon doctorat. Mais c’est un fait, je suis médecin. Médecin urgentiste, évidemment. Pour ne jamais avoir à m’attarder avec un patient, un réconfort ou une douleur. Mon métier ne me sert plus tellement aujourd’hui. Je soigne les éraflures, les bosses et les maux de gorge, mais rien qui ne sorte du profil type de la mère au foyer. Le premier pédiatre de mon fils aîné n’a même pas su que j’étais médecin. Le côté ah-une-collègue-je-ne-vous-apprendrai-rien-mais- n’oubliez-pas-que-l’on-n’est-jamais-un-bon-praticien-pour-ses-proches, que je devinais à son air vaguement condescendant, m’a gonflée d’emblée. Son ton douceureux cachait mal sa suffisance. Des con-frères comme lui, j’en avais croisé des pelletées. Je me suis fait plaisir : « Je suis plumassière. » Il l’a noté sur sa petite fiche et n’a rien ajouté. Trop fier pour demander. Plus tard, il tapoterait sur Google, et la fois suivante, il me ferait sentir qu’il sait de quoi il retourne. Il y a des gens qui ne peuvent s’empêcher de paraître bons élèves. Des fayots, quoi. Ceux-là ne travaillent jamais longtemps aux urgences : très difficile d’avoir toujours l’air à son avantage dans ces bas-fonds. Quand j’en ai eu marre d’entendre parler de plumes à chaque consultation, j’ai changé de pédiatre. À présent, je vais chez une copine qui a ouvert son cabinet entre-temps. Je lui demande le service minimum : pesée, taille et vaccins. Le reste est à l’avenant, mais la plupart du temps, pendant vingt minutes, alors que mes gamins en couches assaillent une caisse de jeux, on s’embarque sur des sujets bien éloignés de la pédiatrie. Ça n’a l’air de rien, mais c’est vital. On devrait moins se soucier de la socialisation des enfants et plus de celle des mères au foyer. Au début, évidemment, tout allait bien. On était mariés depuis un an. Je venais de fêter mes trente- deux ans, Adrien en comptait trente-cinq, c’était le bon moment. Je suis tombée enceinte tout de suite, d’un garçon. Il est né au cœur du mois de mai, comme on le souhaitait, pas à terme, mais presque, après une grossesse qui m’a fait toucher du doigt la notion de plénitude. Cul-cul, mais vrai. Mon frère est bipolaire. Il a été diagnostiqué à vingt-quatre ans. Son meilleur ami, son psy et moi sommes sans doute les seules personnes à être au courant. Il prend son lithium et ses benzos en douce de sa femme. Qu’il cache le truc, je m’en fous, c’est à lui de gérer son coming-out. Parfois, quand il est un peu juste et que son psy n’est pas disponible, je le dépanne en médocs2. Mais peu importe. Ce qui compte, c’est qu’il m’a souvent raconté ses variations d’humeur d’avant le traitement. Et moi, c’est seulement avec la naissance de Paul que j’ai compris ce qu’il avait vécu. 21 mai : Je suis presque à terme. Je n’ai mal nulle part. J’ai un masque de grossesse à faire pâlir Zorro, mais ça m’amuse. Je suis bien. Les cheveux flamboyants, l’esprit euphorique, la fierté même. Mon embonpoint est formidable. 24 mai : Paul est né la veille. Il me déchire la poitrine. Il ne dort pas sans mon petit doigt dans sa bouche. Il est magnifique. Vraiment. L’aide-soignante le prend dans ses bras, va chercher sa collègue dans le couloir. « Tu as vu comme il est beau ? » J’ai un fils magnifique et je crains ses cris de faim car mes seins sont en sang. Je ne comprends pas ce qui le fait dormir. Je ne comprends rien, sauf que l’angoisse a tout envahi. Je suis vide. Je suis mère. Je voulais : 1. Allaiter six mois exclusivement, comme le recommande l’OMS. 2. Ne pas lui donner de tétine. 3. Le faire dormir dans sa chambre dès le retour de la maternité. 4. Ne pas me laisser bouffer par lui, i.e. continuer à prendre soin de moi. 5. Faire passer mon couple avant. 6. Garder une activité professionnelle. Bilan : 1. L’OMS n’a vraisemblablement jamais allaité. J’ai fait une semaine d’allaitement exclusif, plus deux semaines en alternant avec le lait en poudre. Là, je me suis retrouvée aux urgences gynécologiques avec des boules dures dans le sein. Diagnostic : mastite. Antibio. Je reviens deux jours plus tard pour un contrôle. L’interne est un homme. Je le supplie, d’une toute petite voix (ai-je été médecin un jour ?) : « J’aimerais stopper l’allaitement. Ça me fait trop mal. — Pour une mastite ? V ous n’allez pas arrêter pour ça ! » Si un regard peut à présent filer une dermatite massive à un pénis, c’est à moi qu’on le doit. Faute de mycose instantanée du gland, mon regard le fait douter assez pour qu’il m’envoie faire une échographie. Cinq abcès. Dans un sein. Non drainables. L’interne : « Je n’ai jamais vu ça. Je ne sais pas comment ça se traite. Il faudra peut-être opérer, mais ça veut dire qu’on vous enlèvera la moitié du sein. » Quand il me sort ça, je ne suis même pas effrayée. Je n’ai même pas envie de lui faire entrer la notion de tact à grands coups de tire-lait dans la tronche. Je suis juste infiniment soulagée. J’ai un très bon prétexte pour arrêter d’allaiter3. 2. Paul a eu sa tétine au bout de trois jours. Durant sa première année, il m’a réveillée près de quinze fois par nuit pour que je la lui remette. Après, j’en ai cousu trois sur son doudou, et ça s’est réglé tout seul. 3. Jusqu’à ses deux ans, je n’ai pas pu dormir sans mon fils à mes côtés. « Cododo uploads/Histoire/ aurore-py-lavage-froid-uniquement-2016-epub-ebo.pdf

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  • Publié le Fev 06, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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