Langages Le tissu de la mémoire : quelques perspectives de travail historique d

Langages Le tissu de la mémoire : quelques perspectives de travail historique dans les sciences du langage Jean-Jacques Courtine Abstract Jean-Jacques Courtine : The Fabric of Memory : Historical Perspectives in Language Sciences This article introduces the different contributions to this issue and tries to open new perspectives on language and memory to historical work in language sciences. It offers a brief survey of the main historical trends in French linguistics in the last 20 years, discourse analysis and history of linguistics. It weight the results of these traditions in the light of recent historical work on the question of memory. It highlights the scientific as well as political and cultural aspects of an interdisciplinary work on language and memory. Citer ce document / Cite this document : Courtine Jean-Jacques. Le tissu de la mémoire : quelques perspectives de travail historique dans les sciences du langage. In: Langages, 28ᵉ année, n°114, 1994. Mémoire, histoire, langage. pp. 5-12; doi : 10.3406/lgge.1994.1673 http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1994_num_28_114_1673 Document généré le 31/05/2016 Jean-Jacques COURTINE University of California at Santa Barbara Dept. of French & Italian LE TISSU DE LA MÉMOIRE : QUELQUES PERSPECTIVES DE TRAVAIL HISTORIQUE DANS LES SCIENCES DU LANGAGE A la mémoire de Denise Maldidier « II faut donc renoncer à l'idée que le passé se conserve tel quel dans les mémoires individuelles, comme s'il en avait été tiré autant d'épreuves distinctes qu'il y a d'individus. Les hommes vivant en société usent de mots dont ils comprennent le sens : c'est la condition de la pensée collective. Or chaque mot (compris) s'accompagne de souvenirs, et il n'y a pas de souvenir auquel nous ne puissions faire correspondre de mots. Nous parlons nos souvenirs avant de les évoquer ; c'est le langage et c'est tout le système des conventions sociales qui en sont solidaires qui nous permet à chaque instant de reconstruire notre passé. » Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Mouton, 1975 (1925), p. 279. Quelle place la perspective historique occupe-t-elle aujourd'hui dans le champ des sciences du langage en France ? Cette interrogation est sans nul doute à l'origine du travail collectif qu'on va lire. Nous n'avons pas voulu la poser cependant sous cette forme générale, mais lui donner un contenu plus précis, qui permette à la fois d'effectuer certains bilans, mais aussi d'ouvrir des perspectives nouvelles. C'est le sens de la référence commune de cet ensemble de textes à la question de la mémoire. Levons immédiatement toute ambiguïté : la mémoire dont il va être question n'est pas celle dont la psycholinguistique, les neurosciences ou les sciences cognitives étudient certains processus. La mémoire qui nous intéresse ici est la mémoire sociale, collective, dans son rapport au langage et à l'histoire. C'est en ce sens que l'introduction de ce numéro s'ouvre sur l'évocation des travaux pionniers de Maurice Halbwachs l. Ce dernier avait en effet pensé le langage comme une voie d'accès essentielle à l'analyse des cadres sociaux de la mémoire. Que la mémoire 1. M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris/La Haye, Mouton, 1975 (1925) ; La mémoire collective, Paris, PUF, 1951. collective soit saisie au sein des milieux sociaux où elle se constitue et qu'elle soude, famille, groupes religieux, classes sociales, ou bien qu'elle soit analysée dans les formes individuelles du rêve et de l'aphasie, c'est toujours le langage qui est, pour Halbwachs, de façon explicite ou implicite, au cœur des processus de mémoire : « Les conventions verbales constituent donc le cadre à la fois le plus élémentaire et le plus stable de la mémoire collective » 2. C'est ce même lien entre langage et mémoire qui vient d'être placé par Harald Weinrich au cœur de son enseignement de linguistique au Collège de France : «... dans les langues rien ne va sans la mémoire, rien, rien » 3. Nous tenons à le remercier chaleureusement d'avoir autorisé Langages à reproduire le texte de sa leçon inaugurale 4. On n'aurait pu souhaiter de plus juste ouverture pour ce numéro : préoccupé par « l'indifférence insouciante » des linguistes pour la question, Weinrich y formule le projet de « repenser la linguistique à partir de la mémoire » et y esquisse une histoire culturelle de la mémoire en Europe. Il y conçoit les sciences du langage comme le lieu privilégié d'une rencontre entre les différentes problématiques de la mémoire, à condition que la linguistique sache « respecter la rigueur des méthodes scientifiques tout en se tenant ouverte aux suggestions les plus souples de l'histoire culturelle » 5. Nous faisons volontiers de ce programme le nôtre. Mais si « la rigueur des méthodes scientifiques » ne fait guère défaut dans les sciences du langage contemporaines, l'ouverture « aux suggestions (...) de l'histoire culturelle » y est devenue en revanche une denrée bien rare. On pardonnera donc aux contributeurs de ce numéro d'avoir souhaité l'orienter essentiellement dans cette direction. Il n'est par ailleurs pas indifférent que cette question soit posée dans les pages de cette revue. Le rapport entre histoire et linguistique a été en effet une des interrogations théoriques inaugurales de Langages, ce dès la fin des années 60. Sous la forme d'un double projet : analyse du discours d'une part, histoire de la linguistique d'autre part 6. Dans la première perspective, le rapport entre histoire et linguistique fut conçu sous la forme d'une alliance interdisciplinaire, généralement pensée dans le cadre du marxisme. Sans entrer dans les détails de cette tentative, on se bornera ici à remarquer que le projet d'analyse des discours qui s'était développé sur de telles bases s'est trouvé considérablement modifié par les transformations des objets et des méthodes linguistiques, mais aussi par les bouleversements de la conjoncture théorique elle-même, le recul puis l'effacement du marxisme en linguistique 7. Et puisque ce numéro de Langages veut inciter à une réflexion sur la mémoire , récente ou plus lointaine, de la linguistique en France, on ne peut mentionner l'histoire de ces recherches dans les pages de cette revue sans évoquer aussitôt le rôle qui fut celui de 2. M. Halbwachs, Les cadres sociaux..., p. 82. . 3. Voir infra, p. 14. 4. Harald Weinrich, La mémoire linguistique de l 'Europe, Leçon Inaugurale de la Chaire Européenne, Collège de France, 23 février 1990. 5. Voir infra. 6. On n'énumérera pas ici les nombreux numéros de Langages et de Langue Française qui ont été consacrés dès l'origine de ces revues à l'un ou à l'autre de ces aspects, à l'initiative de Jean Dubois ; de même qu'on ne saurait nommer tous ceux, historiens ou linguistes, qui y participèrent : Denise Maldidier, Claudine Normand, Régine Robin, Jean-Claude Chevalier, Jacques Cuilhaumou parmi les premiers, puis bien d'autres encore. . . 7. Voir : J.-J. Courtine, « Le discours introuvable (Marxisme et linguistique, 1965-1985) », Histoire, Epistemologie, Langage, 13-11 (1991), p. 153-171. Denise Maldidier, disparue à l'été 1992, dont paraît ici même le dernier texte. Elle avait su, dans un récent ouvrage, restituer la mémoire de ce projet, en y rappelant la part essentielle qu'y jouèrent les travaux pionniers de Michel Pêcheux 8. La dette, vis-à-vis de Pêcheux, de plusieurs des collaborateurs de ce numéro est considérable. La mienne particulièrement. Je tenais à le rappeler en hommage à la constance et la fermeté avec laquelle Denise Maldidier avait su faire en sorte que nous ne l'oubliions pas. Histoire et linguistique : la mémoire des sciences du langage II faut donc désormais le constater : dans le domaine des travaux sur le discours qui sont encore menés en linguistique, les préoccupations historiques ont reculé au profit de perspectives formalisantes ou sociolinguistiques. Maie l'histoire ne s'est pas pour autant absentée du champ des sciences du langage : c'est plutôt la nature des interrogations historiques des linguistes qui a changé. Durant la même période en effet un important travail d'historiographie de la linguistique a été réalisé, qui fait suite aux premiers développements des années 60. Nous sommes désormais bien loin de la situation d'alors, lorsqu'on ne disposait guère, aux côtés de recherches pionnières 9, que d'un ou deux manuels d'histoire de la linguistique 10. Mais c'est surtout la perspective générale qui a changé : la réflexion sur l'histoire de la discipline était en effet dominée par ce qu'on pourrait commodément appeler la « saussurologie », c'est-à-dire l'idée selon laquelle l'avé- nement d'une linguistique scientifique s'était fondé sur une « coupure épistémologi- que » intervenant avec le Cours de linguistique générale n. Ce point de vue, dont on trouverait l'écho dans une multitude de travaux anciens ou plus récents, consistait à projeter après coup sur l'histoire de la linguistique le modèle de scientificité tardif qui s'était constitué avec le structuralisme inspiré du Cours. Il s'agissait de réordonner toute l'histoire de la pensée linguistique à partir de cette coupure supposée lui donner rétrospectivement tout son sens ; et donc de légitimer ainsi a posteriori l'existence de la coupure elle-même. Cette mémoire circulaire a été un des effets essentiels de la colonisation de la perspective historique par le formalisme dominant le champ linguistique, combiné aux épistémologies de la uploads/Histoire/ courtine-memoria-discursiva.pdf

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  • Publié le Jui 06, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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