De l’actualité du temps présent par Pieter Lagrou Le temps présent, c’est du pa

De l’actualité du temps présent par Pieter Lagrou Le temps présent, c’est du passé Commençons par une boutade : le temps présent est une notion évolutive. Ce qui épargne d’ailleurs bien des ennuis aux bulletins, revues ou instituts qui l’ont adopté dans leur nom, par rapport à tous ceux qui, in tempore non suspecto, avaient opté pour « vingtième siècle ». Pourtant, une notion évolutive ne peut à l’infini couvrir de nouveaux contenus sans jamais délaisser des anciens. Jusqu’où peut-on pousser la contradictio in terminis d’histoire du temps présent ? Parle-t-on, au sens impropre du mot bien entendu, du même temps présent en l’an 2000 que, par exemple, en 1980, à l’époque de la création de l’IHTP, ce temps présent, « d’hier à aujourd’hui, des années 1930 aux années 1980 » qui formait une continuité ininterrompue pour François Bédarida[1] ? Prenons un autre exemple. En 1999, l’historien d’Oxford Timothy Garton Ash, publiait un livre modestement intitulé History of the Present, un collage d’esquisses des événements en Europe centrale depuis 1989[2]. Invoquant à la fois Thucydide et George Kennan,Alexis de Tocqueville et Hugh Trevor-Roper, Garton Ash, en historien-témoin, y défend la pratique d’une histoire à chaud, faite d’entretiens avec les protagonistes et du full immersion dans les événements avec tous les effets de réalisme qui échappent aux historiens, un exercice à l’intersection de l’histoire, du journalisme et de la littérature. L’histoire « très récente » ou encore « les affaires courantes » seraient un terrain vague, délaissé par les journalistes dès l’encre de leurs journaux sèche et méprisé par les historiens négligeant ainsi les nouvelles opportunités offertes par le reportage télévisé en direct, style CNN, qui offrirait un accès sans précédent aux événements et aux protagonistes. De toute façon, à cause de l’utilisation accrue du téléphone et la percée du e-mail, ces protagonistes produiraient de moins en moins de traces écrites de leurs activités que les historiens pourraient découvrir dans les archives trente ans plus tard. L’introduction de History of the Present ne fera pas école comme un traité de méthodologie particulièrement innovant, mais il nous sert à illustrer deux idées importantes : la première, récurrente, que l’histoire « très récente » implique une pratique particulière, radicalement différente de celle de périodes plus anciennes ; la deuxième, récente, que le « présent », entendu comme l’ensemble d’évolutions et événements en gestation, commence en 1989 et que tout ce qui précède appartient définitivement au passé. Tout d’abord, est-ce une pratique radicalement différente que de travailler sur du très récent par rapport au plus ancien, autant en raison des opportunités uniques offertes par la proximité chronologique, mentionnées par Garton Ash, que par les difficultés particulières, sur lesquelles il reste plus discret ? Une définition commode, concrète et dynamique, a longtemps fonctionné comme substitut d’une réelle définition fondée sur une pratique particulière. L’histoire du temps présent serait une histoire faite à partir de témoignages oraux, une histoire du vivant et des vivants. Or, pour ne prendre que l’exemple de l’IHTP, la pratique des historiens en son sein en vingt ans d’existence ne s’est pas focalisée sur les témoins et les sources orales. D’ailleurs, évitons d’emblée toute confusion à ce sujet. Il existe au moins deux types d’histoire orale. Celle qui s’affiche comme oral history propose une réécriture militante « d’en bas », remplaçant une histoire traditionnelle, fondée sur les seules traces des classes écrivantes, par une nouvelle historiographie fondée sur la tradition orale des classes populaires et des exclus de tous bords. Elle suscite de grands espoirs, à partir des années 1970, en Grande Bretagne, avec les travaux de Paul Thompson ou encore en Allemagne, avec la Alltagsgeschichte de Lutz Niethammer ou en Italie avec les travaux de Luisa Passerini[3]. Son écho en France fut plus limité. L’IHTP, par la plume de Danièle Voldman, s’en est en tout cas explicitement distancié en stipulant que pour elle il n’y a pas d’histoire orale, mais uniquement des sources orales[4]. Bien distincte de cette histoire orale « militante » est l’histoire orale « mondaine », celle des grands témoins, grands entretiens et grands colloques. C’est le genre dans lequel excelle Garton Ash en côtoyant et en admirant Vaclav Havel et Carol Wojtyla, ou encore celle des colloques français autour de Grands Hommes Politiques, ou celle des Witness seminars menés par l’Institute of Contemporary British History à Londres[5]. Mondanités mises à part, cette utilisation des témoignages oraux participe,a contrario de l’école précédente, à une réhabilitation d’une histoire politique délaissée par l’historiographie académique, comme plaide, par exemple, René Rémond dès 1957[6]. Si les grands témoins, résistants et déportés, présents aux colloques et séminaires de l’IHTP, n’avaient pas toujours droit aux petits fours, ils avaient été entourés de tous les égards ; entre témoins - grands témoins - et historiens se nouaient des rapports complexes, largement thématisés et problématisés dans sa propre production historiographique. La source orale avait beau n’être qu’une source parmi d’autres, il était tout de même moins facile de la ranger à sa place à la fin d’une journée de travail. L’hésitation au sujet des sources orales - importantes, mais pas constitutives du domaine et d’aucun secours pour délimiter le champ chronologique (que ce serait commode, un domaine mouvant égal à la durée de vie des plus anciens témoins) - illustre une certaine ambiguïté dans la définition de la pratique de l’histoire du temps présent. Celle-ci oscille entre la volonté d’innovation méthodologique et la volonté de faire ses preuves selon les règles établies du métier d’historien. D’une part, à la pointe de l’innovation des champs chronologiques couverts par la discipline historique, l’histoire du temps présent aspire à l’être également dans ses méthodes : histoire orale, interdisciplinarité, histoire de la mémoire et des représentations. D’autre part, lourd pèse le mépris de l’historiographie académique, qui a longtemps dédaigné l’exercice de l’histoire de périodes aussi récentes, comme du journalisme, ou pire encore, de la sociologie. D’où une réelle volonté positiviste, de critique des sources et d’un souci permanent duWie es eigentlich gewesen. Dans le cas de l’IHTP, cette ambiguïté est renforcée par le contexte de sa création : volonté d’une part de se profiler comme laboratoire propre du CNRS, de recherche fondamentale, en rupture avec les pratiques positivistes du Comité d’Henri Michel ; contexte de controverses et polémiques sur la période de la guerre de l’autre qui rendent l’obligation d’établir les faits à partir de sources vérifiées plus impérieuse que jamais. En somme, convenons-en, l’originalité de notre domaine n’est pas d’ordre méthodologique, c’est-à-dire une approche particulière des sources. Au contraire même, c’est la quantité des sources écrites conventionnelles (archives, presse, récits) disponibles qui constitue notre principal défi d’ordre méthodologique. Dans l’utilisation et la nature des sources consultées, la pratique de l’histoire du temps présent est plutôt plus conventionnelle que celle de périodes antérieures, où le manque de sources pousse vers l’inventivité et l’innovation méthodologique. L’abandon si rapide de la définition de l’histoire du temps présent comme celle pour laquelle il y a des survivants, résulte peut-être des déceptions de l’histoire orale, présentée à la fin des années 1970 comme une révolution, méthodologique et sociale, de la façon d’écrire l’histoire - nouveauté programmatique dont les résultats n’ont pas été à la hauteur des espérances, en tout cas en France. Contentons-nous pour l’instant de supposer que cette définition était aussi un raccourci, ou une façon imagée d’indiquer une particularité bien réelle dans le rapport entre l’historien du temps présent et son sujet. En cela, l’histoire du temps présent serait aux sciences historiques ce que la participating observation est à l’anthropologie. Impossible d’extraire l’observateur de l’observé ; l’historien n’a pas seulement affaire à des survivants, il en est un. Cette dernière idée nous ramène à la deuxième question, plus fondamentale, de la rupture et de la notion même du présent, une question qui revient aujourd’hui à celle de la distinction ou de l’identité entre temps présent et XXe siècle. Le passage à l’an 2000, il y a quelques mois seulement, n’a pas été vécu comme l’entrée dans une ère nouvelle, avec toute l’excitation millénariste que cela aurait impliqué, mais comme une simple affaire technique, qui aurait pu poser des problèmes circonscrits aux logiciels informatiques seulement. Or, même le bogue s’est révélé être un non- événement. Pourtant, la banalité qu’a revêtu le changement de numérotation dans nos calendriers n’indique pas que l’on a cessé de prendre le siècle comme un ensemble significatif dans notre façon de concevoir le passé, au contraire. Plus que jamais, dans les rétrospectives et dans la réflexion historique, le XXe siècle s’impose comme une référence commode et évidente, et comme une unité temporelle intelligible, légitimé par une cohérence causale des événements, des conflits et idéologies qui l’ont caractérisé. Qui plus est, un large consensus règne autour de l’idée que ce siècle est clos depuis près d’une décennie. L’effervescence de la fin d’une époque et les spéculations - euphoriques ou inquiètes - sur l’ère nouvelle à venir datent du début de la décennie 1990, suite à, successivement, la chute du mur, la dissolution de l’URSS, la réunification allemande. La grande rupture, uploads/Histoire/ de-l-x27-actualite-du-temps-present-pieter-lagrou 1 .pdf

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  • Publié le Fev 08, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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