Édition originale : © Fata Morgana, 2010 Pour la présente édition : © Éditions
Édition originale : © Fata Morgana, 2010 Pour la présente édition : © Éditions Albin Michel, 2015 ISBN : 978-2-226-38662-5 Le fouet de Râbi‘a Cette rapide biographie pour situer Râbi‘a al-Adawiyya, la première sainte, mystique et soufie de l’Islam, est un portrait en façon de miroir cassé. Quelques dates, quelques événements : c’est tout ce que l’histoire des pauvres a retenu d’elle. Quant au reste, c’est Râbi‘a qui parle, et son propos fut soigneusement retenu. Elle dit ce qu’elle a à dire aux uns et aux autres, dans le langage aiguisé comme une lame qui est le sien, pour les délivrer, tous ces malheureux qui mendient les miettes de son festin secret, des nœuds qui les enserrent et les asphyxient. À travers leurs questions ou leurs sollicitations, elle s’adresse avec une tendresse inouïe à ce Dieu exigeant et terrible qu’elle porte en elle. Parfois, c’est directement à Dieu qu’elle parle, avec humilité, avec amour, avec quelle véhémence aussi !, – ses yeux pleins de larmes et son pauvre corps secoué de sanglots. Cela n’empêche pas, ici et là, dans sa relation avec son Seigneur, une note d’humour, familiarité tremblante de la proximité recherchée et peut-être obtenue, manière de camoufler en espérance de joie l’indéracinable peur. Et si l’émotion d’amour est la plus forte et si plus angoissant est en elle le lacet de la passion qui la saisit tendrement mais fermement à la gorge, alors éclate le poème et sa lumière éclaire la scène irradiée, irradiante. Tout cela s’est passé un siècle après la mort de Muhammad et les débuts de l’Islam, brûlant comme l’objet de la mubâhala, fer porté au rouge qu’on tendait aux parieurs pour ou contre Dieu afin de les départager. Fer impitoyable à ceux qui perdaient le pari. Intense époque que celle-là. Certains, comme Hassan al-Basrî ou notre Râbi‘a, découvrent qu’on peut appartenir à Dieu sans relever pour autant du siècle, lequel regarde avec étonnement, émotion et même dérision parfois, mais toujours un certain respect, se dérouler le beau brocart mental de ces vies admirablement sacrifiées à la plus haute des ferveurs. Sacrifiées au Très-Haut, justement, qui est l’un des Beaux Noms d’Allah. Râbi‘a n’est pas une femme, je veux dire un être féminin (sous- entendu : faible) pour ceux qui la côtoient ou qui, venus de loin à sa rencontre, ont entendu parler d’elle et ont été touchés par l’une des ondulations spirituelles qui, autour du point central qu’elle figure, n’ont pas fini de s’étendre ni en son temps ni dans la suite des temps. Pas une femme, mais une athlète de Dieu, semblable en cela à la future Thérèse. Les plus grands mystiques ne s’y sont pas trompés : avec elle, dont finalement on sait peu de choses sinon que son existence a été vouée seulement à l’essentiel, c’est l’âme, coupée à vif par le Seigneur, qui révèle, phosphorescente, sa tranche nue. L’intelligence qu’il faut, elle la possède et elle peut discuter, sinon de théologie dogmatique, du moins de l’intuition spirituelle qui est la passerelle des âmes et qui, plus vigoureusement encore, est le pont entre le Créateur consentant et sa créature consentie. Cela, Râbi‘a – la « Quatrième » : tel est le sens inattendu de son prénom – nous le dit soit directement soit indirectement, toujours avec feu mais jamais sans crainte ni tremblement. Autour d’elle, d’autres aussi nous le disent : les propos de la grande soufie, s’ils s’avèrent parfois allégoriques ou même mythiques, sonnent vrai : vérité première et vérité seconde y confondant leurs clés et leurs charmes. Et quand la prose s’arrête de parler – prose superbe d’être toujours si juste dans sa verbalité inspirée –, alors s’élève, comme se murmure une chanson émue et aimée à bouche close, le pur moment du chant, celui en qui le cœur serré consent enfin à se desserrer un peu. Le présent petit livre est constitué d’une part des poèmes de Râbi‘a, et, d’autre part, de quelques parcelles de son mystérieux savoir. Je parlerai dans un autre chapitre de la poésie de Râbi‘a. Pour le moment, je voudrais insister sur la qualité de ses propos qui n’ont pas besoin d’être présentés tant ils se suffisent à eux-mêmes par leur densité et par la force légère de l’inspiration dont ils témoignent. Densité et légèreté comme d’une matière fissible susceptible à chaque instant d’exploser. D’exploser en Arbre de Vie. Évoquons brièvement la vie de Râbi‘a. Elle serait née à Bassorah, la grande cité du sud de l’Irak, en l’an 95 de l’Hégire (713 après J.-C.) soit quatre-vingt-cinq ans après la mort de Muhammad. Est-elle issue des al-‘Âtiq, branche de la noble tribu des Qays ? C’est possible. Elle est la quatrième-née de la famille, d’où ce prénom étrangement et prosaïquement numérique qu’elle va si magnifiquement illustrer. Très tôt orpheline de père et de mère, elle est, d’après le grand ‘Attâr, le chantre du Langage des oiseaux, d’une origine très pauvre, situation dont elle fera ensuite, délibérément, la règle et la chance de son existence terrestre. Avant de se consacrer entièrement à la recherche anxieuse du Bien-Aimé, à la méditation fiévreuse et à la prière incessante et infinie, elle aurait pratiqué le métier de flûtiste (avec l’arrière- plan symbolique que l’on devine, la flûte étant l’une des modulations de l’âme) et ensuite celui – comme l’aurait été son père avant elle – de passeur sur l’Euphrate pour permettre, grâce à sa barque, aux habitants d’une rive de franchir le fleuve et de gagner l’autre rive (dans ce cas aussi, l’arrière- plan symbolique est évident). A-t-elle connu en outre, cette Toute-Pure, les bas-fonds de la prostitution comme l’un de ces terribles détours que Dieu ménage à ses préférés pour mieux les accueillir à l’issue du dédale ? A-t- elle été vendue comme esclave par un méchant homme pour la très modique somme de six dirhams ? ‘Attâr 1, son meilleur biographe, nous l’assure dans son Mémorial des Saints. « Son patron, affirme-t-il, la faisait travailler très dur. Râbi‘a, si maltraitée qu’elle fût, continuait de jeûner. Ses nuits, elle les passait en état d’oraison, jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Une fois, son maître se réveillant de nuit, l’a vue prosternée en train de prier : “Ô mon Dieu, disait-elle, Tu sais que le désir de mon cœur est de T’obéir et que la lumière de mes yeux est au service de Ta Cour. S’il ne se fût agi que de moi, je n’aurais cessé de Te prier même une heure durant mais Tu m’as placée sous l’autorité de cette créature…” Et sur elle, qui priait ainsi, brillait une lampe suspendue dans le rien, éclairant toute la maison. Le maître ne dormit plus cette nuit-là. Au matin, il la fit appeler et lui proposa de lui rendre la liberté à moins qu’elle ne voulût continuer à vivre dans la grande demeure avec tous les habitants de celle-ci pour la servir. Mais elle demanda à partir et obtint immédiatement l’autorisation de le faire. Elle se dirigea aussitôt vers le désert, voyageant par la suite dans le monde proche et s’adonnant à son œuvre de piété. » Les histoires légendaires de Râbi‘a vont se multiplier à foison. Le sire de Joinville, compagnon et chroniqueur de Saint Louis durant la septième croisade recueillera, en Orient, le récit de Râbi‘a se promenant dans la rue avec un brandon allumé dans une main « pour brûler le Paradis » et un seau d’eau dans l’autre main « pour éteindre l’Enfer », cela en espérance et témoignage du désintéressement absolu que sollicite l’amour de Dieu. Cette magnifique anecdote se répandra très vite dans toute l’Europe où elle sera attribuée à l’une ou l’autre des saintes chrétiennes. Ces saintes, toutes ces saintes, à commencer par Râbi‘a elle-même, je les crois accordées et communicantes et je ne vois nulle objection à ce que la mystique de Bassorah (ville qu’elle semble n’avoir que rarement quittée pour des retraites dans l’espace vide mitoyen à la cité et sans doute une fois pour un pèlerinage à La Mecque) ait émigré spirituellement si loin. Elle se retirera souvent au désert. On lui rendra visite, les plus illustres des mystiques mais aussi les plus humbles parmi les hommes et les femmes. Malgré elle, qui n’a rien d’une dogmatique, on la voit qui se met à prêcher et à enseigner le Pur Amour. Elle ne s’alimente presque pas. Elle refuse les dons les plus nécessaires et les mieux intentionnés. De ses mains elle creuse dans sa petite maison le profond trou qui lui servira de tombe. Elle aime son Dieu avec une certaine forme de délire, consciente de sa longue vacance 1. hors d’elle, – et elle tremble. Aimer, semble-t-elle dire, c’est trembler : trembler que l’Aimé ne s’éloigne, trembler de Le perdre de vue, trembler qu’une coupure n’advienne là où l’on peine si fort à rejoindre l’Unité. Un jour viendra enfin où, si vieille et si faible devenue, elle consentira qu’une servante l’assiste. Elle finira par obtenir ce dont son espérance a toute sa vie rêvé : mourir. C’était la seule uploads/Histoire/ alani-ghani-stetie-salah-rabi-x27-a-de-feu-et-de-larmes-2015-albin-michel-pdf.pdf
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- Publié le Sep 17, 2022
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