Dix-huitième Siècle L'interprétation alchimique de la mythologie Sylvain Matton
Dix-huitième Siècle L'interprétation alchimique de la mythologie Sylvain Matton Abstract Sylvain Matton : Alchemical interpretation of mythology. In the 18th Century, scientists' acceptance of a "reasonable chemistry" which no longer drew its legitimacy from its antiquity but from its rationality alone made the debate on its origins obsolete ; Suidas' s affirmation that the Golden Fleece was not what fables said but a parchment book teaching how to make gold by alchemy had played an important role in this debate, as it justified a "chemical" reading of Greco-Egyptian myths which filled the gap left by the Ancients' silence concerning this art. However, although mocked by specialists in mythology such as Banier, the alchemical interpretation of ancient mythology, mentioned by G.-F. Venel in the Encyclopédie article CHYMIE, did not disappear in the 18th Century. It subsisted even with university professors such as G. W. We-del and J. Frick and was developed by amateurs such as J. Vauquelin des Yveteaux, Philothaume or E. Libois, but especially Dom Pernety who revived its popularity with Les Fables égyptiennes et grecques dévoilées (1758). Citer ce document / Cite this document : Matton Sylvain. L'interprétation alchimique de la mythologie. In: Dix-huitième Siècle, n°27, 1995. L'Antiquité. pp. 73-87; doi : https://doi.org/10.3406/dhs.1995.2033 https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1995_num_27_1_2033 Fichier pdf généré le 16/05/2018 L'INTERPRÉTATION ALCHIMIQUE DE LA MYTHOLOGIE Dans l'article CHYMIE de Y Encyclopédie (t. III, 1753, p. 408- 437) 1 Gabriel François Venel (1723-1775), futur professeur de chimie à Montpellier (1759), remarquant qu'« il y a peu d'arts dont les commencements soient plus obscurs que ceux de la chimie », expliquait : Nos antiquaires chimistes ne se sont pas contentés de fouiller dans tous les recoins de l'Histoire sainte et de l'Histoire profane, ils se sont emparés des fables anciennes ; et c'est une chose curieuse que les efforts prodigieux et les succès singuliers avec lesquels ils en ont quelque fois détourné le sens vers leur objet. Leurs explications sont-elles plus ridicules, plus forcées, plus arbitraires que celles des platoniciens moder¬ nes, de Vossius, de Noël le Comte, de Bochart, de Kircher, de Marsham, de Lavaur, de Fourmont, et autres interprètes de la Mythologie, qui ont vû dans ces fables la théologie des anciens, leur astronomie, leur physi¬ que, leur agriculture, notre histoire sainte défigurée ? Philon de Biblos, Eusèbe, et d'après ceux-ci quelques modernes, ont-ils eu plus ou moins de raison que les premiers auteurs de prétendre que ce n'étaient que des faits historiques déguisés, et de reprocher aux Grecs leur gout pour l'allégorie ? Qui sont les plus fous ou de ceux qui discernent dans des contes surannés la vraie théologie, la physique, et une infinité d'autres belles choses ; ou de ceux qui croient que pour y retrouver des procédés chimiques admirables, il ne s'agit que de les développer et que de les dégager de l'alliage poétique ? Sans rien décider là-dessus, je crois qu'on peut assurer qu'en ceci, comme en beaucoup d'autres cas, nous avons fait aux anciens plus d'honneur qu'ils n'en méritaient (p. 421). Venel alléguait alors (p. 421) Suidas, Eusthate, et, d'après Jean- François Pic de la Mirandole, Apollonius de Rhodes et son sco- liaste, qui tous donnèrent un sens alchimique à l'expédition des argonautes ; plus loin (p. 422), il renvoyait pour une interprétation 1 . Sur cet article, voir M.-M. Janot, « Quelques aspects de la Chimie dans Y Encyclopédie », Annales de l'Université de Paris, 22e année, n° spécial, n° 1, octobre 1952, p. 151-168. Sur la situation de l'alchimie en France à l'époque, voir A. G. Debus, « The Paracelsians in eighteenth-century France : a Renaissance tradition in the age of the Enlightenment », Ambix 28 (1981), p. 37-54, et notre étude, « Jean-Baptiste Le Brethon et la situation de l'alchimie à la Faculté de mé¬ decine de Paris au début du 18e siècle», introduction à la rééd. anastatique de Le Breton, Les Clefs de la philosophie spagyrique (1722) (Paris, 1985), p. 7-32. DIX-HUITIÈME SIÈCLE, n° 27 (1995) 74 SYLVAIN MATTON alchimique générale de la mythologie antique à Robertas Vallen- sis, Michel Maier, Pierre-Jean Fabre et Biaise de Vigenère. Nous avons là en effet quelques-uns des principaux noms de la riche histoire de l'interprétation alchimique de la mythologie antique qui devait faire entendre son chant du cygne au 18e siè¬ cle 2. Cette interprétation s'enracinait dans l'Antiquité tardive, encore qu'on ne voie pas dans les textes des alchimistes grecs qui nous sont parvenus de tentatives manifestes de donner un sens alchimique aux mythes grecs ou égyptiens. De telles interpré¬ tations eurent cependant cours, au moins à l'époque byzantine, comme en témoignent Jean d' Antioche (frag. 15 Mtiller) repris par « Suidas » (Souda, À 250 Adler) : ce lexicographe du 10e siècle explique que «la Toison d'or n'était pas ce que la fable dit d'elle, mais un livre écrit sur une peau et qui enseignait la manière de fabriquer l'or par alchimie. C'est pourquoi les anciens l'appelaient à juste titre "la Toison d'or" en raison de ce qu'elle permettait de réaliser ». Texte repris par le métropolite de Thessa- lonique, Eustathe (vers 1115-1 195/96), qui ajoute (Periegesis Dionysii, § 689, 340.38-41 Mtiller) que « Kharax lui-même dit que la Toison d'or est un traité de chrysographie rédigé sur des parchemins, pour lequel, dans la mesure où il était une chose d'une importance considérable, fut construite la flotte d'Argos ». Dès la Renaissance, le texte de Suidas fut rapidement et large¬ ment diffusé par les humanistes, antiquaires et érudits de toutes sortes, et ceux qui s'interrogent sur l'origine de l'alchimie ne manquèrent point de l'utiliser, soit pour l'approuver soit pour le rejeter. Ainsi Daniel Sennert (1572-1637) admet que la Toison d'or désignait bien un livre sur la chrysopée 3. En revanche l'ad¬ versaire des paracelsiens, Thomas Éraste (1523-1583), taxe cette interprétation d'absurde billevesée, sur laquelle il est inutile de s'arrêter4. Éraste n'apportait donc pas d'arguments pour réfuter Suidas, mais ceux-ci devaient être fournis par Hermann Conring (1606-1681) dans son De Hermetica /. Egyptiorum vetere et Para- celsicorum nova medicina liber unus. Quo simul in Hermetis Trismegisti omnia, ac universam cum A Egyptiorum turn Chemico- 2. Voir notre étude, « L'herméneutique alchimique de la fable antique », intro¬ duction à la réédition anastatique de A.-J. Pernety, Les Fables égyptiennes et grecques dévoilées et réduites au même principe (Paris, 1982, 2e éd. corrigée, 1992), notamment la note 8 de la 2e éd. pour la bibliographie sur le sujet. 3. Voir De chymicorum cum Aristotelicis et Galenicis consensu ac dissensu (Wittenberg, 1619) cap. III (« De inventoribus et cultoribus chymiae », éd. Opera omnia (Lyon, 1676), I, p. 185-186. 4. Voir Explicatio quaestionis famosœ illius, utrum ex metallis ignobilibus aurum verum et naturale arte conflari possit (Bâle, 1572), p. 102. L'INTERPRÉTATION ALCHIMIQUE 75 rum doctrinam animadvertitur (1648, 2e éd. augmentée 1669). Dans ce savant ouvrage qui s'attache à contester l'origine égyp¬ tienne de l'alchimie et de toute médecine hermétique autre que magique (et où Venel puisa nombre de ses informations, telle la remarque de J.-F. Pic de la Mirandole sur Apollonius de Rhodes et son scoliaste 5), Conring mettait notamment en avant le carac¬ tère très tardif du témoignage de Suidas. Quelques trente ans plus tard, Olaus Borrichius (1626-1690) lui répondit avec son Hermetis, JEgyptiorum, et chemicorum sapientia ab Hermanni Conringii animadversionibus vindicata (1674) : rivalisant d'érudi¬ tion, Borrichius reprochait entre autres choses à Conring de n'avoir pas remarqué que le texte de Suidas sur la Toison d'or était emprunté à Jean d'Antioche (7e siècle), ainsi que l'avait déjà fait remarquer Saumaise 6, et s'employait à défendre le sens alchimique de la quête des Argonautes tant pour des raisons historiques qu'au motif de l'accord des éléments du récit avec ceux du grand œuvre (cap. Ill, § XIX, p. 87-92). Comme l'a souligné R. Halleux, l'enjeu de la polémique entre Conring et Borrichius sur l'antiquité de la chimie était essentielle¬ ment « de conférer à l'iatrochimie, rivale d'Aristote et de Galien, ses lettres de noblesse en la faisant remonter au moins aussi haut que possible », car « l'iatrochimie elle-même était trop peu fondée en raison, trop tributaire de l'ésotérisme allemand pour s'avouer fille de ses œuvres et se passer de l'appui rassurant d'une tradi¬ tion ». Et R. Halleux observe qu'« il faudra l'essor de la chimie mécaniste de Boyle pour que le clivage entre chimie et alchimie se confirme, et que la chimie expérimentale et rationaliste renie ces ancêtres douteux » 1 . De fait, un tel reniement devint très fréquent au 18e siècle. Ainsi le professeur de médecine au Collège royal et de chimie au Jardin du roi, Paul-Jacques Malouin (1701- 1778), dans le chapitre introductif (« De la chimie en général ») de son Traité de chimie , contenant la manière de préparer les remèdes qui sont les plus en usage dans la pratique de la médecine (Paris, 1734, p. 4-5), reconnaissant que longtemps il n'y eut pres¬ que que des « visionnaires » à s'appliquer à la chimie et que les premiers chimistes « étaient de la secte de la Cabale », uploads/Histoire/ dhs-0070-6760-1995-num-27-1-2033.pdf
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- Publié le Jul 21, 2021
- Catégorie History / Histoire
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