SURVIVANCE DES LUCIOLES DU MÊME AUTEUR LA PEINTURE INCARNÉE, suivi de Le chef-d
SURVIVANCE DES LUCIOLES DU MÊME AUTEUR LA PEINTURE INCARNÉE, suivi de Le chef-d’œuvre inconnu par Honoré de Balzac, 1985. DEVANT L’IMAGE. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, 1990. CE QUE NOUS VOYONS, CE QUI NOUS REGARDE, 1992. PHASMES. Essais sur l’apparition, 1, 1998. L’ÉTOILEMENT. Conversation avec Hantaï, 1998. LA DEMEURE, LA SOUCHE. Apparentements de l’artiste, 1999. ÊTRE CRÂNE. Lieu, contact, pensée, sculpture, 2000. DEVANT LE TEMPS. Histoire de l’art et anachronisme des images, 2000. GÉNIE DU NON-LIEU. Air, poussière, empreinte, hantise, 2001. L’HOMME QUI MARCHAIT DANS LA COULEUR, 2001. L’IMAGE SURVIVANTE. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, 2002. IMAGES MALGRÉ TOUT, 2003. GESTES D’AIR ET DE PIERRE. Corps, parole, souffle, image, 2005. LE DANSEUR DES SOLITUDES, 2006. LA RESSEMBLANCE PAR CONTACT. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, 2008. SURVIVANCE DES LUCIOLES, 2009. QUAND LES IMAGES PRENNENT POSITION. L’Œil de l’histoire, 1, 2009. REMONTAGES DU TEMPS SUBI. L’Œil de l’histoire, 2, 2010. ATLAS OU LE GAI SAVOIR INQUIET. L’Œil de l’histoire, 3, 2011. ÉCORCES, 2011. PEUPLES EXPOSÉS, PEUPLES FIGURANTS. L’Œil de l’histoire, 4, 2012. SUR LE FIL, 2013. BLANCS SOUCIS, 2013. PHALÈNES. Essais sur l’apparition, 2, 2013. SENTIR LE GRISOU, 2014. ESSAYER VOIR, 2014. PASSÉS CITÉS PAR JLG. L’Œil de l’histoire, 5, 2015. (suite page 143) GEORGES DIDI-HUBERMAN SURVIVANCE DES LUCIOLES LES ÉDITIONS DE MINUIT r 2009 by LES ÉDITIONS DE MINUIT www.leseditionsdeminuit.fr ISBN 978-2-7073-2098-8 « La luce è sempre uguale ad altra luce. Poi variò : da luce diventò incerta alba, [...] e la speranza ebbe nuova luce. » « La lumière est toujours égale à une autre lumière. Puis elle se modifia : de lumière elle devint aube incertaine, [...] et l’espoir eut une nouvelle lumière. » P. P. Pasolini, « La Résistance et sa lumière » (1961), trad. J. Guidi, Poésies 1943-1970, Paris, Gallimard, 1990, p. 248. « Era l’unico modo per sentire la vita, l’unica tinta, l’unica forma : ora è finita. Sopravviviamo : ed è la confusione Di una vita rinata fuori dalla ragione. Ti supplico, ah, ti supplico : non voler morire. » « C’était la seule façon de sentir la vie, la seule couleur, la seule forme : maintenant c’est fini. Nous survivons : et c’est la confusion d’une vie qui renaît hors de la raison. Je t’en supplie, ah, je t’en supplie : ne veuille pas mourir. » P. P. Pasolini, « Supplique à ma mère » (1962), trad. N. Castagné, ibid., p. 352-353. I ENFERS ? Bien avant de faire resplendir, dans son eschatologique gloire, la grande lumière (luce) du Paradis, Dante a voulu réserver, au vingt-sixième chant de l’Enfer, un sort discret mais significatif à la « petite lumière » (lucciola) des vers luisants, des lucioles. Le poète observe alors la huitième bolge infernale : bolge politique s’il en est, puisqu’on y reconnaît quelques notables de Florence réunis, avec d’autres, sous la même condamnation de « conseillers perfides ». Tout l’espace est parsemé – constellé, infesté – de petites flammes qui ressemblent à des lucioles, exac- tement comme celles que les gens de la campagne, par les belles nuits d’été, voient voleter, ici et là, au gré de leur splendeur discrète, passante, saccadée : « Comme le paysan se reposant sur le coteau, pendant le temps où le flambeau du monde nous tient sa face le moins longtemps cachée, à l’heure où la mouche fait place au moustique, voit des lucioles dans la vallée (vede lucciole giú per la vallea) 9 là où le jour il vendange et laboure, ainsi resplendissait la huitième bolge, d’autant de flammes (di tante fiamme tutta risplendea), comme je vis 1... » Au Paradis, la grande lumière se répandra partout en sublimes cercles concentriques : ce sera une lumière de cosmos et de dilatation glorieuse. Ici, au contraire, les luc- ciole errent faiblement – comme si une lumière pouvait gémir – dans une sorte de poche sombre, cette poche à péchés faite pour que « chaque flamme contienne un pécheur 2 »(ognefiammaunpeccatoreinvola).Icilagrande lumière ne resplendit pas, il n’y a qu’une ténèbre où cré- pitentfaiblementles « conseillersperfides »,lespoliticiens véreux. Dans ses fameux dessins pour La Divine Comédie, Sandro Botticelli a inclus de minuscules visages qui grima- cent ou implorent dans les molles volutes des flammèches infernales. Mais l’artiste, parce qu’il renonce à plonger tout cela dans les ténèbres, échoue à représenter les lucciole telles que Dante nous les a décrites : le blanc du vélin n’est plus qu’un fond neutre d’où les « lucioles » se détacheront en noirs, en secs, en absurdes et immobiles contours 3. Telle serait, en tout cas, la misérable « gloire » des damnés : non pas la grande clarté des joies célestes bien méritées, mais la petite lueur douloureuse des fautes qui 1. Dante Alighieri, La Divine Comédie. L’enfer, XXVI, 25-31, trad. J. Risset, Paris, Flammarion, 1985 (éd. 1992), p. 237-239. 2. Ibid., XXVI, 42. Trad. cit. p. 238-239. 3. Cf. H.-T. Schulze Altcappenberg, Sandro Botticelli, pittore della Divina Commedia, Rome-Milan, Scuderie Papali al Quirinale-Skira Edi- tore, 2000, II, p. 108-109. 10 se traînent sous une accusation et un châtiment sans fin. À l’inverse des phalènes qui se consument dans l’instant extatique de leur contact avec la flamme, les vers luisants de l’enfer sont de pauvres « mouches à feu » – fireflies, comme dit la langue anglaise pour nos lucioles – qui subissent, à même leur corps, une éternelle et mesquine brûlure. Pline l’Ancien s’était inquiété, autrefois, d’une sorte de mouche, nommée pyrallis ou pyrotocon, qui ne pouvait voler que dans le feu : « Tant qu’elle est dans le feu, elle vit ; quand son vol l’en éloigne un peu trop, elle meurt 4. » Du coup, la vie des lucioles semblera étrange et inquiétante, comme si elle était faite de la matière survivante – luminescente, mais pâle et faible, souvent verdâtre – des fantômes. Feux affaiblis ou âmes errantes. Ne nous étonnons pas que l’on puisse suspecter dans le vol incertain des lucioles, la nuit, quelque chose comme une réunion de spectres en miniature, êtres bizarres aux intentions plus ou moins bonnes 5. * L’histoire que je voudrais esquisser – la question que je voudrais construire – commence à Bologne, aux der- niers jours de janvier et aux premiers jours de février 1941. Un jeune homme de dix-neuf ans, inscrit à la 4. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XI, 47, trad. A. Ernout et R. Pépin, Paris, Les Belles Lettres, 1947, p. 66. 5. Cf. notamment P. Lemonnier, Le Sabbat des lucioles. Sorcellerie, chamanisme et imaginaire cannibale en Nouvelle-Guinée, Paris, Stock, 2006, p. 185-201. 11 Faculté des Lettres, découvre, avec la psychanalyse freu- dienne et la philosophie existentialiste, toute la poésie moderne, de Hölderlin à Giuseppe Ungaretti et Eugenio Montale. Il n’oublie rien de Dante, bien sûr. Mais il va relire La Divine Comédie à nouveaux frais : moins pour la perfection compositionnelle du grand poème que pour sa labyrinthique variété ; moins pour la beauté et l’unité de sa langue que pour l’exubérance de ses formes, de ses tournures, de ses appels aux dialectes, aux jargons, aux jeux de mots, aux bifurcations ; moins pour son imagi- nation des entités célestes que pour sa description des choses terrestres et des passions humaines. Moins, donc, pour sa grande luce que pour ses innombrables et erra- tiques lucciole. Cet étudiant est Pier Paolo Pasolini. S’il revisite alors Dante d’une lecture, d’une relecture qui ne cessera jamais, c’est en grande partie grâce à la découverte de cette his- toire de la mimèsis littéraire qu’Erich Auerbach avait mise en œuvre dans son magistral essai sur Dante poète du monde terrestre 6. S’il se refigure l’humaine Commedia par- delà l’enseignement scolaire et le nationalisme toscan, c’est aussi grâce aux « fulgurations figuratives », comme il dira plus tard, qu’il éprouve dans les séminaires de Roberto Longhi sur la peinture des « primitifs » florentins, de Giotto à Masaccio et Masolino. Le grand historien de l’art y confronte alors toute la vision humaniste de Masaccio, 6. E. Auerbach, « Dante poète du monde terrestre » (1929), trad. D. Meur, Écrits sur Dante, Paris, Macula, 1998, p. 33-189. Id., Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1968 (éd. 1992), p. 183-212. 12 par exemple son usage des ombres portées, aux multiples réflexions de Dante sur l’ombre humaine et la lumière divine 7. Mais Longhi, en cette période de fascisme triom- phant, n’omet pas d’entretenir ses étudiants des ombres et des lumières bien plus contemporaines – et plus poli- tiques – chez un Jean Renoir dans La Grande Illusion ou chez un Charlie Chaplin dans Le Dictateur. À part cela, le jeune Pier Paolo joue attaccante dans l’équipe de football de l’université qui, cette année-là, sortira victorieuse du championnat inter-facultés 8. À part cela – mais tout près –, la guerre fait rage. Les dictateurs discutent : le 19 janvier 1941, Benito Mussolini rencontre Hitler au Berghof puis, le 12 février, tente de convaincre le général Franco de prendre une part uploads/Histoire/ didi-huberman-survivance-des-lucioles.pdf
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- Publié le Mai 28, 2022
- Catégorie History / Histoire
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