Jean-Marie Martin Les sources de l’histoire économique du Moyen Âge Schola Sale

Jean-Marie Martin Les sources de l’histoire économique du Moyen Âge Schola Salernitana - Annali, XXI (2016) www.scholasalernitana.unisa.it Università degli Studi di Salerno Jean-Marie Martin* Les sources de l’histoire économique du Moyen Âge Le Moyen Âge est une longue période historique définie – de façon plutôt négative – selon des critères qui ne sont pas économiques. Elle s’étend de l’Antiquité «classique» (et post-classique) à la Renaissance; sa définition est culturelle et aussi politique (la période où l’État romain antique a disparu, et qui précède la renaissance de l’État moderne). Le Moyen Âge ne présente pas la moindre unité du point de vue économique, que ce soit en Occident, dans l’empire byzantin ou dans le monde islamique. Au XVIIIe siècle, on le considérait globalement comme une période de crise: dans son History of the Decline and Fall of the Roman Empire, publiée de 1776 à 17881, l’historien anglais Edward Gibbon écrivait en réalité une histoire du Moyen Âge. Bien plus tard, en 1937, le grand historien belge Henri Pirenne (Mahomet et Charlemagne)2 vit dans les siècles du haut Moyen Âge une période de crise à la fois politique et économique: pour lui, la fin de l’empire romain d’Occi- dent et surtout les conquêtes musulmanes ont brisé l’unité de l’espace médi- terranéen; l’Occident se serait alors replié sur une économie pauvre et c’est dans ce cadre que serait né l’empire carolingien. Aujourd’hui, on peut reconstituer le principales phases de l’histoire écono- mique du millénaire médiéval, du moins à l’échelle de l’Europe et du Proche- Orient. La première est celle de la crise générale – démographique (du fait en particulier de la peste qui frappa les régions méditerranéennes du VIe au VIIIe siècle), économique et aussi politique du haut Moyen Âge, qui com- mence un peu avant le début officiel de la période; elle s’étend en tout cas 1 E. Gibbon, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, ed. by J.B. Bury, 7 voll., 1776-1781, London 1909-1914. 2 H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne, rééd., Paris 2005. La dernière grande synthèse sur le sujet est celle de Ch. Wickham, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford 2005. Schola Salernitana - Annali, XXI (2016): 1-8 DOI 10.6092/1590-7937/4096 © 2016 Università degli Studi di Salerno ISSN 1590-7937 - e-ISSN 2532-1501 * Invited paper www.scholasalernitana.unisa.it 2 | Jean-Marie Martin www.scholasalernitana.unisa.it aux VIe et VIIe siècles; elle est en réalité extrêmement complexe, notamment parce qu’elle n’est pas purement économique. Dans l’Italie méridionale la crise, particulièrement profonde, atteint son maximum à des dates variables selon les régions, pour des raisons qui ne sont pas purement économiques: au VIIe siècle dans les régions touchées par l’invasion lombarde, au VIIIe dans celles qui sont restées sous domination byzantine. Seconde phase: celle de croissance démographique et économique qui commence au VIIIe ou IXe siècle et se poursuit jusqu’au XIV e; la croissance, lente au début, s’accélère surtout pendant les XIe e XIIe siècles et devient préoccupante au XIIIe. C’est l’époque des «grands défrichements» et, no- tamment dans l’Italie méridionale, de la constitution d’un nouveau réseau d’habitats qui permet de mettre en valeur de nouveaux espaces3. Troisième phase: le XIV e siècle est, globalement, un siècle de grave crise démographique et économique: d’abord surpeuplement, récoltes insuffisantes et finalement, en 1348, la Peste Noire, suivie de retours de l’épidémie; on estime que l’Occident a perdu environ un quart de sa population. Dans l’Italie méridionale, la crise est aggravée par les guerres et la privatisation du pouvoir, notamment après le guerre des Vêpres (qui commence en 1282). Au XV e siècle, du point de vue démographique et économique, on entre dans l’époque moderne, période de profondes transformations, mais de crois- sance très modérée: la démographie ne repart vraiment à la hausse qu’au XVIIIe siècle. Si ces grandes phases sont maintenant bien définies, en revanche les sour- ces ne nous permettent pas (sauf quelques exceptions à la fin du Moyen Âge) de définir les cycles de type décennal qui sont bien connus à l’époque mo- derne. De toutes façons, il est impossible de présenter une courbe précise de la production, dont on ne peut saisir que les grandes tendances. Car notre connaissance dépend évidemment des sources. Certes, il existe bien des sources spécifiques de l’histoire économique médiévale; mais elles permettent rarement de mener des analyses quantitatives, si ce n’est à échelle réduite: ainsi pour les polyptyques, dont les données chiffrées doivent être utilisées avec une grande prudence. 3 Voir J.-M. Martin, L’Italie méridionale, dans Città e campagna nei secoli altomedievali (Spoleto, 27 mar- zo-1 aprile 2008), 2 voll., Spoleto 2009 (Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo. Atti delle Settimane, 56), II, pp. 733-774. Les sources de l’histoire économique | 3 www.scholasalernitana.unisa.it En réalité le médiéviste doit se contenter, le plus souvent, de faire une his- toire économique purement qualitative; en outre, par manque de sources adap- tées, il doit utiliser dans l’optique de l’histoire économique des sources qui ne sont pas de nature économique. C’est notamment le cas de la grande majorité des documents d’archives, qui sont de nature juridique et concernent la pro- priété ou la concession de biens: chartes d’offrande, de vente, de concessions en emphytéose ou en «livello», testaments etc. Chacun d’eux apporte très peu; mais quand ils sont en quantité suffisante dans un fonds, ils permettent de re- construire, à l’échelle locale ou micro-régionale, un paysage agraire avec ses productions et ses producteurs, de voir circuler des objets d’usage quotidien comme des objets précieux. Un exemple pour le haut Moyen Âge: les archives de l’abbaye de la SS. Trinità di Cava, que connaît bien ma collègue Maria Galante, ont conservé une centaine d’actes du IXe siècle4, qui sont, en grande partie, des actes de vente de petits champs ou de terrains: on en déduit que la petite propriété était im- portante dans la région. Quand on lit, en revanche, les documents de la fin du VIIIe siècle copiés dans le Chronicon Sanctae Sophiae de Bénévent5, et dont beaucoup concernent les marges occidentales de la plaine du Tavoliere, on voit d’immenses domaines princiers, peu peuplés et peu mis en valeur. Plus intéressants sont les registres notariés, dont les plus anciens sont conservés à Gênes depuis le XIIe siècle; ils présentent en effet, en séries, des activités économiques (notamment commerciales) importantes. Les sources littéraires de type historique (chroniques etc.) ont une utilité limitée dans notre optique: leurs auteurs ou compilateurs n’étaient en rien spécialistes de l’économie et on doit les lire avec la plus extrême prudence dans ce domaine. Souvent, pendant le haut Moyen Âge, elles signalent des ca- lamités naturelles (pluies, chaleur, mortalités) qui peuvent n’être que des phé- nomènes étroitement locaux, ou encore peuvent avoir été réinterprétés dans un sens idéologique6. Ce défaut peut même frapper des documents d’archives; 4 Codex Diplomaticus Cavensis I-VIII, M. Morcaldi, M. Schiani, S. De Stephano, Mediolani-Pisis-Neapoli 1873-1893, réimpr. Badia di Cava [1981], I, nn. 1-112. M. Galante, La datazione dei documenti del Codex Diplomaticus Cavensis. Appendice: edizione degli inediti, Salerno 1980. 5 Chronicon Sanctae Sophiae (cod. Vat. Lat. 4939), a cura di J.-M. Martin, con uno studio sull’apparato decorativo di G. Orofino, Roma, 2000, 2 voll. (Fonti per la Storia dell’Italia Medievale. Rerum Italicarum Scriptores, 3*-3**). 6 J.-M. Martin, L’évolution démographique de l’Italie méridionale du VIe au XIV e siècle, dans Demografia e società nell’Italia medievale (secoli IX-XIV), a cura di R. Comba, I. Naso, Cuneo 1994, pp. 351-362: 352- 353 (à propos de la démographie). 4 | Jean-Marie Martin www.scholasalernitana.unisa.it par exemple, pour qu’un mineur puisse aliéner des biens, on doit prouver qu’il se trouve dans une situation d’extrême nécessité: il s’agit d’une donnée juri- dique, non économique. Une autre source indirecte de l’histoire économique est fournie par l’ar- chéologie (l’archéologie médiévale est née il y a à peine un demi-siècle). Ses apports sont partiels, mais multiples: datation de la fondation et de l’abandon des habitats, techniques de construction, objet de fabrication locale ou impor- tés (parfois de très loin), monnaie, traces de systèmes hydrauliques etc. Dans le Mezzogiorno, la crise du haut Moyen Âge a détruit de nombreux habitats, y compris des cités (ainsi Ordona, dans la province de Foggia, fouillée sous la direction de Joseph Mertens, puis de Giuliano Volpe7). Grâce à de telles fouilles, on peut maintenant analyser la disparition des cités antiques, en deux temps: aux IV e et V e siècles, abandon des monuments publics de la cité, trans- formés en zones industrielles ou en cimetières; aux VIe et VIIe siècles, aban- don complet et disparition. Les sources que je qualifierais de vraiment économiques proviennent le plus souvent du sommet de la société: les églises (en particulier les monastè- res), et l’État (ou encore les seigneuries les plus importantes). Les plus nom- breuses sont d’origine ecclésiastique: jusqu’au XIIe ou XIIIe siècle, seules quelques églises importantes ont organisé et conservé ou copié leurs archives. Jusqu’à cette époque, il ne faut donc pas oublier que tout ce que nous savons est d’origine ecclésiastique: c’est vrai pour les documents privés déjà cités, ce l’est aussi pour uploads/Histoire/ economie-evul-mediu.pdf

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  • Publié le Jul 07, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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