ANALYSE ÉCONOMIQUE ET HISTOIRE QUANTITATIVE M. Celso FURTADO Université de Pari
ANALYSE ÉCONOMIQUE ET HISTOIRE QUANTITATIVE M. Celso FURTADO Université de Paris I Avant d’aborder directement le cas brésilien, objectif de ce colloque, je vais essayer d’établir quel- ques rapports entre l’analyse économique et l’approche historique. Plus précisément, je voudrais démon- trer que l’économiste, chaque fois qu’il prétend expliquer le comportement d’un ensemble social complexe — c’est-à-dire, d’un système dont les agents, qui ont la responsabilité des décisions finales, dérivent leur rationalité d’un ensemble particulier de valeurs — cet économiste travaille à partir d’une vision globale qui est donnée par l’histoire. L’analyse économique se limite à expliquer certains phénomènes à partir d’autres phénomènes qui sont connus. Les phénomènes en question sont considérés comme variables chaque fois qu’ils sont suscep- tibles de recevoir une expression quantitative sous forme de grandeurs arbitraires. Les relations entre les variables ont pour dernier fondement des données techniques et le comportement d’agents économiques, tous observés dans des conditions considérées comme parfaitement définies. Un modèle linéaire, qui est l’instrument le plus simple de l’analyse économique, permet de déterminer les valeurs numériques d’un vecteur de variables (endogènes) à partir des valeurs connues d’un autre vecteur de variables (exogènes). Du point de vue de leur conception, les modèles avec lesquels travaille l’économiste présentent une grande similitude avec les types idéaux introduits par Max Weber. Dans les deux cas, il s’agit de repré- sentation (que l’économiste cherche à formaliser) d’éléments simples ou complexes de la réalité sociale, dans lesquelles tous les aspects des éléments représentés sont définis avec exactitude, c’est-à-dire, ont signification logique précise. Ainsi, le « marché » avec lequel travaille l’économiste dans la théorie des prix est un ensemble d’éléments abstraits tirés de la réalité, qui ont le mérite d’être intelligibles dans tous leurs aspects. Mais, en dépit du haut niveau d’abstraction auquel sont connus de nombreux modèles économiques, leur structure ne peut être conçue qu’en termes concrets, c’est-à-dire, en tant que relation entre variables ayant une signification précise. Il ne faut donc pas assimiler la matrice structurale d’un modèle économi- que aux structures mathématiques qui sont basées sur les lois de composition et peuvent se traduire par une axiomatique. Dans ce cas, la structure est indépendante de la signification que peuvent avoir les éléments qui forment l’ensemble auquel eUe se réfère. La structure mathématique peut être assimilée à une syntaxe. Dans le modèle de l’économiste, la signification substantive des éléments de ' l’ensemble (décisions de consommation, d’investissements, etc.) est indispensable pour comprendre les relations, c’est-à-dire pour définir la structure. Les modèles macro-économiques, qui sont ceux qui nous intéressent, ne sont pas fondés sur^ une « théorie générale » des processus économiques. Ils sont le résultat d’un effort d’appréhension de la réalité économique dû au travail de statisticiens et économistes empiristes qui se consacrent depuis longtemps à établir, de la façon la plus complète possible, la carte des multiples processus sociaux susceptibles d être quantifiés. Ce travail de cartographie sociale exige des simplifications de toutes sortes dont on ne peut 24 pas toujours préciser la portée réelle. De façon générale, des données, qui sont à bien des points de vue hétérogènes, sont « agrégées » en fonction d’un trait ccrnimun, lequel mérite d’être particulièrement mis en lumière. Toutefois, cette construction ne serait pas possible si l’économiste n’avait pas, à l’avance, une idée globale de la réalité économique. Or cette idée globale, même si le modèle se. réfère à la situation présente, U la dérive de l’histoire. Ainsi l’analyse macro- économique présuppose toujours une globalisa- tion qui est donnée par l’histoire. Le problème qui se pose, alors, est celui de voir dans quelle mesure il est possible de transposer d’une phase de l’histoire dans une autre le cadre de rationalité qui est implicite dans tout modèle macroéconomique. Ce dernier problème dépasse les limites de mon intervention, dont l’objectif était de souligner le fait qu’il n’existe pas d’analyse macroéconomique sans une globalisation historique préalable. Or le problème qui nous intéresse cependant est celui de savoir si on peut renverser les termes de cette proposition : peut-on affirmer que l’analyse économique en général et macroéconomique en particulier aide à enrichir la vision que nous avons de l’histoire ? Je crois bien que c’est autour de cette proposition que se fera le débat principal de notre réunion, bien que les questions méthodologiques restent effacées par la considération directe des problèmes de l’histoire brésilienne. L’histoire quantitative n’existe pas en dehors d’un certain cadre analytique, lequel permet de classer les données, de choisir des variables, d’établir un^rapport causal entre le mouvement de certaines variables, etc. Ce cadre analytique nous est donné, essentiellement, par la science économique. Je vais me permettre d’ébaucher un cadre des informations quantitatives les plus significatives dont on a besoin pour approfondir la compréhension de l’histoire brésilienne à partir de l’indépendance. Il faut réaliser un grand effort de reconstruction de l’histoire démographique. Pendant le premier siècle de vie indépendante, la population du Brésil a décuplé et connu des modifications fondamentales sur les plans ethnique et culturel et de la répartition géographique. Un bon tableau dynamique de la démographie serait certainement l’indicateur le plus significatif des transformations structurales, aussi bien économiques que sociales. Le second axe d’information quantitative à reconstruire est celui des transactions internationa- les : commerce extérieur et flux financiers. Il faut évidemment puiser dans les sources statistiques des pays qui ont eu des transactions importantes avec le Brésil. On sait d’information argentine, par exemple, que les exportations de viande séchée {charqué) vers le Brésil ont fléchi après l’abolition de l’esclavage. Est-ce que ces importations ont été remplacées par une production plus abondante au sud du pays, ou doit-on déduire que l’élimination du travail servile a entraîné une réduction de la consommation de viande par la population ? C’est un exemple pris au hasard, pour^ démontrer l’importance d’ün dépiouillement plus soi^é de ces données quantitatives. Le troisième axe d’information quantitative ce sont les statistiques concernant l’activité de l’Etat sous toutes ses formes. Tout d’abord, évidemment, vient l’activité fiscale de l’Etat. Mais c’est dans l’allocation des ressources publiques à des fins culturelles, économiques, de sécurité, etc., qu’on trouve le meilleur miroir de l’esprit d’une époque. Un quatrième axe est donné par l’évolution des prix, thème qui a fait l’objet d’une série remarquable d’études présentées dans ce colloque. Il y a d’abord les prix du secteur extérieur (termes de l’échange) dont l’importance est considérable pour comprendre les fluctuations du niveau de l’activité globale, du volume des investissements, du comportement de la recette fiscale, etc. Mais il y a aussi les prix intérieurs, dont les fluctuations sont un indicateur précieux des modifications dans le niveau du revenu de certaines régions ou de certains groupes sociaux. Ce tableau dynamique de la démographie, des relations extérieures, des multiples activités de l’Etat qui peuvent être quantifiées, du comportement des prix, pourrait être enrichi par une multitude d’autres données quantitatives moins systématiques, en particulier celles relatives à la production agricole et manu- facturière, Ce qui importe c’est d’établir un premier cadre de référence, sous la forme d’annuaire statis- tique historique, dont l’importance heuristique n’échappe à personne. L’agencement de l’information quan- titative requiert toujours des coupures dans le temps; selon ce propos on peut distinguer trois périodes dans le siècle et demi de vie indépendante du pays. La première peut être définie comme la phase de 25 préservation de Tunité nationale, La seconde comme celle de l’expansion vers l’extérieur. Et la troisième comme la période de formation d’un système économique à marché intérieur, La deuxième période com- mence avec les grandes immigrations d’origine européenne qui vont permettre l’expansion considérable de la culture du café et le déplacement du centre démographique du pays vers le plateau pauliste, La troi- sième période démarre avec la première guerre mondiale, point de départ de l’industrialisation dite substitutrice d’importation qui prend tout son élan à partir de la crise mondiale de 1929, On doit admettre que la cassure la plus profonde est celle qui sépare la deuxième période de la première, La monétisation de l’activité économique — alors que l’esclavage continuait à prévaloir dans les autres régions du pays — rétablissement d’un taux de salaire relativement élevé (pour attirer les immigrants européens), donneront origine à un cadre social nouveau et ouvriront la voie à l’industrialisation. Ce clivage social et économique entraînera des formes de dépendance intérieure qui resteront jusqu’à nos jours comme un des traits plus saillants du profil national brésilien. Je vais encore aborder un thème important pour comprendre le Brésil contemporain, dont l’appro- fondissement dépend certainement beaucoup des progrès de rhistoire quantitative. C’est celui du rôle de l’Etat dans le façonnement de la nationalité brésilienne. Quand on considère la diversité d’intérêts économiques des différentes régions du pays et les diffi- cultés de communication terrestre et maritime, on ne peut que s’étonner de la préservation de l’unité nationale. On sait que cette préservation a été due, tout d’abord, à la continuité de l’Etat, dont il faut distinguer deux éléments : la Couronne et l’appareil bureaucratique. On a déjà signalé, et à ce sujet il faut citer Warren Dean, que les leaders de mouvement uploads/Histoire/ celso-furtado-analyse-economique-et-histoire-quantitative 1 .pdf
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- Publié le Jul 31, 2022
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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