Cahiers d’études africaines 216 | 2014 Musiques dans l’« Atlantique noir » « Ma

Cahiers d’études africaines 216 | 2014 Musiques dans l’« Atlantique noir » « Masonic Inborn » Jazz, sociétés initiatiques et afrocentrisme “Masonic Inborn” : Jazz, Initiation Societies and Afrocentrism Raphaël Imbert Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/17909 DOI : 10.4000/etudesafricaines.17909 ISSN : 1777-5353 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 5 octobre 2014 Pagination : 999-1026 ISSN : 0008-0055 Référence électronique Raphaël Imbert, « « Masonic Inborn » », Cahiers d’études africaines [En ligne], 216 | 2014, mis en ligne le 21 janvier 2017, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ etudesafricaines/17909 ; DOI : 10.4000/etudesafricaines.17909 © Cahiers d’Études africaines Raphaël Imbert « Masonic Inborn » Jazz, sociétés initiatiques et afrocentrisme « Music Is a Healing Force of the Universe » : le son de la lutte Nous sommes en 1969 à New York, pour un enregistrement qui est tout autant historique qu’unique en son genre. C’est l’une des dernières manifes- tations discographiques de l’immense Albert Ayler, artiste saxophoniste aussi influent que maudit. Il succombera mystérieusement quelque temps après, retrouvé noyé dans l’Hudson River après un mois de disparition. Son statut d’artiste maudit n’en sera que renforcé. Mais pour l’heure, accompagné de son épouse et chanteuse Marie Maria Parks, qui cosigne les compositions, Albert Ayler est présent dans ce studio pour démontrer que la « musique est la force salvatrice de l’univers »1. Pour un des moments les plus intenses et étranges de l’histoire du jazz, il empoigne une cornemuse et entame une longue improvisation free d’une douzaine de minutes, avec ses compagnons musiciens, parmi lesquels un Bobby Few en grande forme2. Ce morceau de bravoure pour le moins singu- lier — la cornemuse n’est pas à proprement parler un instrument familier du jazz, ni du saxophoniste ! — sera baptisé « Masonic Inborn » par son auteur, ce que l’on peut traduire par « intrinsèquement maçonnique » ou « maçonniquement né ». Il reste désormais pour nous à constater l’évidence. Personne n’a cru bon de relever, à l’époque comme maintenant, l’incongruité d’un titre qui demeure, pour le moment, la seule référence explicite à l’ordre maçonnique dans l’histoire du jazz, pas plus que l’utilisation d’un instrument singulier dans ce contexte, emblème d’une culture écossaise et celtique qui paraît bien lointaine de l’afro-américanité supposée intrinsèque à la musique d’Ayler. Pourtant, les connaisseurs d’histoire maçonnique noteront immédiatement la pertinence d’un titre maçonnique avec cette référence explicite à l’Écosse, terre natale mythique de la franc-maçonnerie européenne. De fait, à partir de ce constat, nous pourrons nous interroger sur la pertinence d’un lien 1. Music is the Healing Force of the Universe, titre de l’album paru chez Impulse. Albert Ayler, Music Is The Healing Force Of The Universe, Impulse !, AS 9191. 2. Il y ajoutera aussi, en re-recording, d’autres pistes de cornemuses et d’ocarina. Cahiers d’Études africaines, LIV (4), 216, 2014, pp. 999-1026. 1000 RAPHAËL IMBERT supposé entre musique jazzistique, orale par définition, et un fait maçon- nique afro-américain méconnu, mais pourtant bien identifié par les recherches contemporaines, en France, de Cécile Révauger (2014) et, aux États-Unis, des membres de la Phylaxis Society3, de Craig Steven Wilder (2001), de Corey B. Walker (2008), de Peter P. Hinks et Stephen Kantrowitz (2013). Mais plus encore, ce qui est passionnant de constater en l’occurrence, c’est cette réelle conjonction entre une pensée spirituelle, politique et philo- sophique parfaitement constituée et la création d’un langage musical inédit, qui converge vers un imaginaire et une identité afro-américaine nouvelle, que l’on identifiera comme afrocentriste, tout au moins préfigurant claire- ment l’afrocentrisme politique triomphant de la fin du XXe siècle. Ainsi, jazz, franc-maçonnerie noire américaine et afrocentrisme forment visiblement un ensemble politique, spirituel et philosophique homogène, issu de l’histoire sociale, religieuse et initiatique du peuple afro-américain. Le jazz représente une identité musicale nouvelle, et la franc-maçonnerie noire américaine offre l’outil symbolique et politique idéal pour contribuer à faire émerger cet afrocentrisme intellectuel, esthétique et idéologique dont ils ont porté la gestation. Le jazz et la franc-maçonnerie ont été souvent vus comme des épiphénomènes de la lutte des droits civiques et en tout état de cause comme peu engagés dans les débats intellectuels et politiques qui en sont le corol- laire, l’un trop lié au business de l’entertainement, l’autre trop embour- geoisée et singeant une institution après tout européenne. Pourtant, nous constaterons que l’un et l’autre, loin d’être les suiveurs ou les ignorants d’une lutte qui les dépasse, ont été au contraire les précurseurs et les créa- teurs d’une pensée qui allait être appelée à un succès évident. Le Jazz et le fait maçonnique4 Interrogeons-nous maintenant sur la réalité du fait maçonnique dans l’his- toire du jazz. Après tout, elle semble pour le moins ténue, puisqu’absente de l’historiographie académique de cette musique. On peut donc sans problème 3. Société de recherche sur la Prince Hall Masonry, dont le site internet regroupe de nombreux essais, dont certains écrits de Joseph A. Walkes, <http://www. thephylaxis.org/>. 4. Pour une étude complète du fait maçonnique, de son histoire et de son implication sociale et symbolique dans l’histoire du jazz, voir IMBERT (2014). J’y étudie préci- sément les liens qui existent depuis la naissance du jazz avec le fait initiatique et maçonnique et comment s’opère un paradoxe fondateur entre le nombre de musiciens francs-maçons et l’absence de musique y faisant spécifiquement réfé- rence, ainsi que la manière dont cette occurrence influence l’imaginaire spirituel et politique des artistes, maçons ou pas. Toutes précisions historiques et scienti- fiques supplémentaires qui seraient nécessaires à la compréhension du présent article sont à trouver dans cet ouvrage, ainsi que dans un article (ibid. 2011), plus centré sur l’aspect biographique. JAZZ, SOCIÉTÉS INITIATIQUES, AFROCENTRISME 1001 considérer le jazz historiquement, sociologiquement et plus encore musico- logiquement sans évoquer l’appartenance maçonnique avérée ou supposée de quelques-uns de ses acteurs. Après tout, ce fait maçonnique ne se nourrit-il pas généralement de fantasmes, de mythologies et d’approximations qui voient trop souvent de fervents illuminés interpréter n’importe quel signe un tant soit peu étrange ou nébuleux comme autant de démonstration d’un ésotérisme qui gouverne le monde ? Le jazz n’échappe pas à la règle, puisque, d’après certains5, il est maçonnique par essence, ternaire, mystique et symbolique. Loin de ce genre de spéculations, il semble pourtant judicieux de se pencher sur un nombre finalement important de documents qui démontrent la perti- nence de l’appartenance maçonnique dans le milieu du jazz, particulièrement dans la première moitié du XXe siècle. Parmi tant d’autres témoignages, le contrebassiste Milt Hinton semble ainsi résumer, dans son autobiographie, l’intérêt que représente l’initiation maçonnique pour le musicien, en l’occur- rence celui qui appartient à l’orchestre célébrissime de Cab Calloway : « Beaucoup de musiciens établis de l’orchestre, à commencer par moi, étaient francs- maçons. Cab (Calloway Ndt) l’était aussi. La plupart d’entre nous ont été initiés à la Pionner Lodge no 1, Prince Hall, à St Paul, et à chaque fois que nous jouions dans cette ville, nous essayions de passer du temps dans la loge. Si quelqu’un dans l’orchestre se montrait digne et exprimait le désir de nous rejoindre, l’un d’entre nous le recommandait et essayait d’organiser l’initiation. Mais nous étions assez nombreux dans l’orchestre pour organiser, en tournée, nos propres tenues. Parfois, entre les sets, back-stage, nous avions de courtes réunions et des lectures dirigées. Nous passions toujours du temps avec les gars qui étaient nouvellement initiés, essayant de leur enseigner le réel sens de la Maçonnerie, et comment cela pouvait les aider dans leur vie de tous les jours. Être Maçon est une chose sacrée. Il y a beaucoup de secrets à ce propos, c’est pourquoi les gens ne parlent pas de ce qui s’y passe. C’est vraiment un système moral basé sur la Bible. Il y a beaucoup de signes et de symboles que seuls les Maçons connaissent, et si tu n’y appartiens pas, c’est difficile à comprendre. J’ai toujours pensé que le problème majeur avec la Maçonnerie c’est son rapport à la race. Il ne devrait pas y avoir de système noir et blanc séparés, pourtant c’est le cas. Cela semble contredire complètement la philosophie de l’organisation. Mais depuis que je suis Maçon, j’ai été capable de me faire mon opinion sur le problème racial grâce à ce cadre. Ça n’a jamais été un problème pour moi, j’ai essayé de garder cela à un niveau normal. Et je n’ai jamais senti que j’avais à accepter quelqu’un juste parce qu’il est Maçon. Si une personne ne se conduit pas de manière adéquate — s’il ne vit pas selon les règles auxquelles il a juré d’obéir — j’estime que je n’ai juste rien à faire avec lui » (Hinton, Berger & Maxson 2008 : 111, ma traduction). Milt Hinton, remarquable photographe par ailleurs, accompagne ce texte d’une photographie qui le montre avec Cab Calloway en tablier maçonnique. 5. Notons au passage les efforts importants d’un franc-maçon turc dans son texte « Jazz and Freemasonry » pour prouver avec de nombreuses tentatives de démons- trations numérologiques, mathématiques et analogiques, le caractère intrinsè- quement maçonnique du jazz : <http://web.mit.edu/dryfoo/masonry/Essays/jazz- masonry.html>. 1002 uploads/Histoire/ etudesafricaines-17909.pdf

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  • Publié le Jan 27, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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