Golette Beaune La notion de nation en France au Moyen Age In: Communications, 4
Golette Beaune La notion de nation en France au Moyen Age In: Communications, 45, 1987. Eléments pour une théorie de la nation. pp. 101-116. Citer ce document / Cite this document : Beaune Golette. La notion de nation en France au Moyen Age. In: Communications, 45, 1987. Eléments pour une théorie de la nation. pp. 101-116. doi : 10.3406/comm.1987.1670 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1987_num_45_1_1670 Colette Beaune La notion de nation en France au Moyen Age * Le haut Moyen Age n'avait connu que la célébration des peuples et non celle des nations. Le peuple franc l'emportait sur tous autres en vertu guerrière et en piété. « Vive le Christ qui aime les Francs ! » Ainsi commençait orgueilleusement la loi salique. Aussi le terme de nation désignait-il au Moyen Age toute sorte de groupements : ethniques certes, mais aussi universitaires ou religieux (les quatre nations de l'université de Paris, les nations conciliaires). Le paradis restait par ailleurs la seule « patrie » à laquelle tous dussent aspirer *. Tout le vocabulaire national est moderne. « Patrie » n'est fréquent dans son sens actuel qu'à partir des poètes de la Pléiade, « patriotisme » ne figure au dictionnaire de l'Académie qu'en 1762, et « national » est fils de la Révolution. On ne dispose donc pas au Moyen Age d'un vocabulaire spécifique pour parler de la nation. On se sert de termes plus équivoques comme pays, lieu de naissance, où le sens patriotique n'est que l'un des sens possibles. On utilise aussi concurremment d'autres vocabulaires juridique ou théolo gique. « Mourir pour la France > se dira par exemple « mourir martyr », quand la France fut devenue une valeur digne de sacrifice. Le territoire national fut longtemps désigné aussi par des termes très flous. L'ancien vocable de Gallia est rare. Chacun sait bien par César que la Gaule allait jusqu'au Rhin et aux Alpes, et, avant l'expansion capétienne et les guerres d'Italie, nul n'imagine que la Gallia et la Francia puissent coïncider 2. D'ailleurs, la Francia n'est à l'origine que le territoire, éminemment variable, conquis et habité par les Francs. Depuis les partages de Verdun en 843, trois royaumes peuvent être ainsi nommés : la Francia orientalis, la Francia media et la Francia occidentalis. Les terres capétiennes ne sont donc qu'une des Frances, la Francie occidentale, limitée par les quatre fleuves (Escaut, Meuse, Saône, Rhône), ou encore une « Francia tota ». Le terme de « France » ne désigne encore le plus souvent que l'Ile-de-France, ce Bassin parisien où se cantonne en fait le pouvoir royal. Il fallut attendre le XIIe siècle pour que le terme de France soit utilisé sporadiquement pour désigner * Cet article s'inspire étroitement d'un livre du même auteur paru dans la « Bibliothèque des histoires » chez Gallimard en 1985 : Naissance de la nation France. 101 Colette Beaune l'ensemble du royaume, et 1254 pour voir enfin le roi des Francs devenir un « rex Franciae » . La France capétienne n'est qu'un Etat territorial de hasard dont les limites ne furent que tardivement pensées comme idéologiquement nécessaires. . • i L'imprécision du vocabulaire n'est que le reflet de la difficulté à situer une notion neuve dans un ensemble de valeurs qui reste dominé par l'idée de chrétienté. La nation France est une catégorie nouvelle de la pensée dont le Moyen Age a vu la lente émergence. La nation mit des siècles à trouver sa juste place, à ériger le particularisme face à l'universel. Pourtant, ce ne fut pas par une rupture avec l'ordre chrétien que la France prit naissance mais à l'intérieur même de celui-ci. La France fut fille de la foi, comme de l'histoire et du symbole. *** Le rôle de l'histoire est facile à saisir. Dès qu'elle prit conscience d'elle-même, la France voulut justifier son présent par son passé. En un sens, ici comme partout, ce sont les historiens qui créèrent la nation 3. A partir du XIIe siècle furent rédigées à Saint-Denis en particulier des histoires nationales, alors qu'il n'existait jusque-là que des chroniques universelles écrites à l'abri des cloîtres. La matière de France l'emporta en intérêt sur la matière biblique ou la matière antique dans la fascination des esprits. A la fin du XIIIe siècle, les Grandes Chroniques que le moine Primat commença à rédiger à la demande de Saint Louis mirent à la portée d'un nombreux public un récit en français des origines nationales jusqu'à son temps 4. L'œuvre fut ensuite systématiquement continuée règne après règne jusqu'à la fin du XVe siècle et popularisée par quantité de manuels ou d'abrégés souvent illustrés, qui mettaient à la portée de tous une vision cohérente et laudative du passé national. Plus d'une centaine de manuscrits conservés pour l'œuvre entière font de ce « Roman des Rois », comme on disait, le best-seller incontesté de la culture historique médiévale. La nation disposait donc d'une histoire officielle et normative. On ne croyait pourtant pas que la nation fût créée par son histoire. Elle lui préexistait, don de la volonté divine, et remontait à un ancêtre unique et glorieux auquel elle devait ses qualités primordiales. Toute nation médiévale se pense comme une race, même si celle-ci s'illustre ensuite dans des exploits communs qui ne font que révéler l'excellence de son sang. Dès le VIIe siècle était apparue une légende des origines troyennes des Francs, parallèle à celles de Rome 5. Priam le Jeune, Francion ou Anténor s'échappaient de Troie en flammes pour fonder Sycambria. Exemptés du tribut par les Romains pour avoir battu les Alains dans les palus Méotides, ils s'établissaient en Germanie. Franc signifiait alors « libre. » ou « vaillant ». Ils passaient ensuite en Gaule, soit par la conquête, soit pacifiquement. Les Gaulois n'appartenaient 102 La notion de nation en France au Moyen Age pas, en effet, encore à l'histoire de France, mais à l'histoire antique, qui à la suite de César en faisait des vaincus 6. Le mythe d'origine était donc un mythe franc. Or, à partir du début du XVe siècle, la redécouverte de nombreux textes latins et grecs ramène au premier plan des Gaulois célèbres désormais pour leur science et leurs conquêtes, tandis qu'il apparaît que les Francs ne sont que des tard-venus dans l'histoire occidentale. Il fallut donc remanier l'ancien mythe. Dès le début du Xllf siècle Rigord avait supposé qu'une première vague franque au IXe siècle avant Jésus-Christ avait constitué la population parisienne, qu'avaient ensuite rejointe au IIIe siècle d'autres Troyens de leur génération. Avec le même souci de préserver cette unicité du sang, historiquement impossible et pourtant idéologiquement nécessaire tant que la nation se pensa sur le modèle familial, Jean Lemaire de Belges, à la fin du XVe siècle, inversa la solution de Rigord. Les Gaulois, ou Galates, partirent en Orient fonder Troie, d'où ils revinrent ensuite sous la forme des Francs pour retrouver leurs frères restés en Gaule. La nation enfin devenue adulte était à soi-même sa propre origine, et l'indigénat commençait à sembler préférable aux mythes d'errance, fussent-ils glorieux. A un mythe d'origine nomade succédait un mythe territorial, conséquence idéologique de la stabilisation réelle des frontiè res des États européens 7. Franc, Gaulois, Troyen étaient donc synonymes, et la famille France remontait comme toute famille noble à un ancêtre unique valeureux et lointain. A vrai dire, on semble parfois s'être aperçu, mais ailleurs que dans l'histoire officielle, des difficultés que présentait cette thèse. Au xr siècle, Roric, moine à Saint-Remi de Reims, écrit : « De Troie vinrent les grands, magnats et princes 8 », c'est-à-dire les Francs. Sous-entend-il que le commun est issu des Gaulois vaincus ? Au XIIIe siècle, Geoffroi de Courlon, moine à Saint-Pierre-le-Vif, à Sens, pose plus clairement le problème 9. A Sens, en effet, ancienne capitale des Galli Senonenses, persiste une tradition historique favorable aux Gaulois, qui n'existe pas à Paris où la légende est uniquement franque. Pour lui, les Francs qui arrivent pacifiquement au IIIe siècle font une loi qui les oblige à épouser à chaque génération une femme gauloise, ce qui fit qu'il n'y eut vite qu'un seul sang. Au début du XVIe, enfin, l'Italien Paul Emile, qui écrit pour François 1er une Historia Francorum rhétorique et humaniste, voit dans la conversion des Francs lors du baptême de Clovis un moment crucial de l'histoire nationale, « car cela leur permit d'épouser des Gaulois es 10 ». Donc, à la limite, on reconnaissait marginalement à la nation une origine double, un couple fondateur auquel succédait une unité organique. La deuxième moitié du XVIe bouleversa ce schéma. Les nobles descendirent des Francs et le commun des Gaulois, dangereuse justif ication biologique des hiérarchies. Mais le Moyen Age n'avait rien connu de tel, la nation France était une race, et qui plus est une race pure, et l'on se moquait dans le royaume de tous ceux qui n'avaient que des 103 Colette Beaune origines mêlées et bâtardes, comme les Anglais ou les Bourguignons. 11 est vrai que les historiens du royaume avaient eu une tâche plus facile que leurs confrères britanniques, tenus d'inventer uploads/Histoire/ beaune-la-notion-de-nation-en-france-au-moyen-age-comm-0588-8018-1987-num-45-1-1670-pdf.pdf
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- Publié le Dec 17, 2022
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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