Penser global Entretien avec Edgar Morin Propos recueillis par Jean-François Do
Penser global Entretien avec Edgar Morin Propos recueillis par Jean-François Dortier Mis à jour le 12/01/2016 Depuis un quart de siècle, l’unification technoéconomique du monde entraîne des réactions de replis et des crises, économique, écologique, sociétale qui semblent nous précipiter vers le chaos. Mais ce peut-être aussi l’annonce d’un nouveau commencement. Il y a vingt-cinq ans exactement, à l’automne 1990, Edgar Morin nous avait ouvert pour la première fois sa porte. Le premier numéro de Sciences Humaines était consacré à présenter une œuvre, déjà monumentale, construite autour d’un fil directeur : la complexité humaine. L’idée de complexité est au fond assez simple… à présenter : aucune théorie, aucune discipline des sciences humaines ne peut enfermer l’être humain dans ses filets, la matière humaine est faite de forces multiples et antagonistes qui se marient et se confrontent entre elles. Toute l’ambition de son œuvre est de forger une « méthode », qui tente de saisir les possibilités et les limites de la connaissance humaine, pour ensuite dessiner les contours d’un nouveau cadre de pensée destiné à comprendre cette complexité humaine. La complexité est également celle de la société, de l’histoire, du monde qui ne se laisse pas enfermer dans des modèles réducteurs, comme ceux de l’économie, incapables de rendre compte des crises, des bifurcations et des soubresauts de l’histoire. L’histoire contemporaine, E. Morin l’a vécue lui-même sous plusieurs visages successifs : celui d’une guerre mondiale, qui a marqué sa jeunesse, celui de l’engagement communiste et ses désillusions, celui la modernisation des sociétés durant les Trente Glorieuses, de l’apparition de la culture de masse, de la montée de la jeunesse, celle des aspirations écologiques, puis le temps des crises. Autant de phénomènes qu’il s’est attaché à analyser dans des ouvrages classiques, d’Autocritique (1959) à La Métamorphose de Plozévet (1967), de L’Esprit du temps (1962) au Vif du sujet (1969) (voir Sciences Humaines , hors-série spécial, n° 18, mai-juin 2013). Depuis novembre 1990, E. Morin poursuit avec constance une œuvre d’apparence polymorphe (l’anthropologie philosophique des six tomes de La Méthode), qui porte tour à tour sur la « politique de civilisation » (Terre-Patrie, 1993, La Voie, 2011), sur l’éducation, ou sur des thèmes plus personnels (Vidal et les siens, 1989, Edwige l’inséparable, 2009, Mon Paris, ma mémoire, 2013). Mais tous restent guidés par une orientation fondamentale : penser la condition humaine. Au cours de ces vingt-cinq ans, il a été notre compagnon de route (ce qui ne veut pas dire un maître à penser). Cet anniversaire des vingt-cinq ans est l’occasion de pousser une nouvelle fois sa porte pour entendre ce qu’il retient de ce dernier quart de siècle. Commençons par une question simple : depuis vingt-cinq ans, que s’est-il passé ? 1990 est une date clé, où se sont enclenchés des changements décisifs. 1990, c’est d’abord le moment du collapsus de l’Union soviétique. Le capitalisme va alors se diffuser dans l’ancien bloc de l’Est et, à la même époque, en Chine. On entre alors dans cette phase d’unification économique du monde que l’on appelle « mondialisation ». Au même moment, l’essor d’Internet – la première page Web est inventée en 1990 – va permettre de relier les ordinateurs du monde entier. Une unification à la fois technique et économique est donc en train de se réaliser. Pour la première fois dans l’histoire humaine, toutes les sociétés humaines sont connectées et interreliées, engagées dans un destin commun. Mais les forces d’unification vont déclencher, par réaction, des forces antagonistes de replis communautaires, nationalistes, ethniques ou religieux. La dislocation de l’URSS a entraîné dans son sillage l’explosion de la Yougoslavie, la séparation de la Tchéquie et de la Slovaquie. Le communisme était une religion de salut terrestre sur laquelle s’est greffé l’immense espoir d’un monde nouveau. Mais le paradis communiste pouvait être expérimenté sur Terre, ce qui a en quelque sorte conduit à sa réfutation… Les religions célestes, elles, ne peuvent être réfutées. La fin du communisme va ranimer ces religions célestes qui l’avaient précédé. L’effondrement du communisme a aussi signé la fin d’un grand récit : celui de l’avenir radieux. Le grand récit du progrès touche à sa fin. Le thème de la crise écologique commence à s’introduire dans les esprits avec de grandes catastrophes comme Tchernobyl, Bhopal ou les marées noires. On entre alors dans une période marquée par la montée des risques, des incertitudes et des inquiétudes. Le mouvement d’unification du monde va provoquer des réactions dans le monde arabo- musulman. Après avoir été colonisé par les Ottomans, l’espace arabo-musulman avait été colonisé par l’Occident au 19e et au 20e siècle. La réaction antioccidentale a d’abord pris d’abord la forme de la décolonisation qui a été menée dans de cadre de régimes autoritaires modernistes et laïques comme en Égypte, en Iran, en Syrie… Mais l’échec du nationalisme arabe puis celui du socialisme vont entraîner le ressentiment d’une partie de la population à l’égard de régimes corrompus alliés de l’Occident. Ce ressentiment d’une partie de la population mondiale est-il à l’origine de la montée de l’islamisme ? Disons plutôt que les organisations islamistes ont su le capter. Ce phénomène a commencé dans les années 1990 avec les Frères musulmans en Algérie et en Égypte, qui ont canalisé le mécontentement d’une partie de la population, les partis d’opposition laïques s’étant coupés du peuple. Les islamistes ont mis en place des réseaux d’entraide et proposé une idéologie globale qui prenait le contre-pied des valeurs de l’Occident, comme l’individualisme ou le matérialisme. La répression sévère des régimes a précipité leur radicalisation. En Iran, on a assisté à la reprise en main répressive du régime par les religieux qui avaient mené la lutte contre le régime corrompu du shah. En Algérie, dans les années 1990, la victoire du Fis a entraîné le passage au terrorisme de masse. En Afghanistan, les islamistes talibans, qui avaient pris la tête de la lutte contre l’occupation soviétique dans les années 1970, se retournent contre les États-Unis. Alors que les Américains avaient soutenu et armé les talibans et Oussama Ben Laden dans un premier temps, ils apparaissent comme les nouveaux colons à partir du moment où ils profitent de la chute du communisme pour s’implanter en Afghanistan ou au Yémen. Le coup d’éclat qu’est le 11 septembre 2001 va marquer un tournant de l’histoire. En réaction à ces attentats, les États-Unis vont alors entamer leur croisade contre « l’axe du mal ». L’Irak de Saddam Hussein sera désigné comme l’un des ennemis à abattre (en invoquant l’argument mensonger de la possession d’armes de destruction massive). La seconde guerre d’Irak, déclenchée en 2003, va conduire à la destruction de l’État irakien et à l’installation d’une minorité chi’ite au pouvoir, attisant les haines et provoquant une guerre civile entre sunnites et chi’ites. Les révolutions arabes du printemps 2011 s’inscrivent aussi dans cette dynamique contradictoire. D’un côté, les soulèvements sont l’expression d’une jeunesse et d’une partie de la population en quête de liberté et de travail, qui désirent accéder aux richesses promises par la mondialisation. De l’autre, ces révolutions ont aussi renforcé les mouvements religieux, islamistes, qui ont prospéré sur le terrain avec des actions sociales en faveur des plus démunis. Cela a contribué à un retour de ferveur religieuse, se dressant contre un monde perçu comme corrompu. Le printemps arabe a entraîné une répression féroce des autorités en Syrie, en Libye, au Yémen. Aujourd’hui le Moyen-Orient est devenu un brasier. Les forces conjuguées de l’Amérique, de la Russie, de la France et des pays arabes ne parviennent pas à éliminer Daesh. Le cancer risque de se généraliser. La vague des réfugiés en Europe et les attentats de Paris le montrent une nouvelle fois : on ne peut pas séparer ce qui se passe au Moyen-Orient de ce qui se passe en Occident. Les phénomènes sont reliés et s’enchaînent entre eux. Mais si la mondialisation produit des crises, elle a également conduit à une croissance exceptionnelle à l’échelle de la planète. La Chine et l’Inde sont sorties de l’état de sous- développement, tout comme le Brésil ou la Turquie. Beaucoup de pays du Sud ont connu leurs « trente glorieuses », des millions de personnes sont sorties de la pauvreté, la mortalité infantile a chuté, l’espérance de vie dans le monde est passée de 64 ans en 1990 à 71 ans aujourd’hui… La mondialisation est bien sûr un phénomène contradictoire qui contient des aspects positifs et d’autres négatifs. Mon approche complexe des phénomènes invite à ne pas céder aux visions unilatérales : ni celle des apôtres de la mondialisation heureuse, ni celle des déclinologues qui ne voient que le pire. La croissance a certes permis de faire sortir de la pauvreté des millions de gens et d’augmenter l’espérance de vie, mais elle a en même temps engendré un nouveau type de pauvreté. Avec le développement, la pauvreté cède le pas à la misère, comme l’explique l’Iranien Majid Rahnema : la pauvreté est l’état de sociétés traditionnelles qui ont peu de moyens : la misère survient avec le développement économique pour les gens qui ne peuvent uploads/Histoire/ edgar-morin-2016-penser-global.pdf
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- Publié le Jan 05, 2023
- Catégorie History / Histoire
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