LES STATUES MEURENT AUSSI, HISTOIRE D’UNE CENSURE. par François Fronty. 1. Le f

LES STATUES MEURENT AUSSI, HISTOIRE D’UNE CENSURE. par François Fronty. 1. Le film. « La mémoire n’est pas une question d’accumulation d’informations mais d’assimilation et d’oubli, de condensation et déplacement (comme le rêve, comme le montage film) : sans ce travail affectif d’intégration mais aussi collectif d’objectivation de l’histoire, avec ses refoulements et ses retrouvailles, ses points aveugles et ses découvertes, il n’y aurait pas d’actualisation, pas de réinvestissement du su dans le vécu, du vécu dans le su, pas d’histoires. C’est ce travail de réappropriation du temps qui est le sujet des romans de Marcel Proust, des films d’Alain Resnais et de Chris Marker ou de Marcel Ophuls, croisant jeux de mémoire et esprit du temps » 1. Cette remarque de François Niney souligne la relation très privilégiée que le cinéma documentaire entretien avec la mémoire donc avec l’Histoire. Une des hypothèses de travail pour cette étude est que l’émergence de nouvelles pratiques documentaires en Afrique s’inscrit dans l’histoire du cinéma. Alors que les sociétés, au nord comme au sud, sont soumises à une accélération des flux audiovisuels qui rend désirable l’instantanéïté de la consommation culturelle et génère mécaniquement de l’oubli. Le corollaire de cette hypothèse est un accroissement de la nécessité du travail de mémoire au présent dont le cinéma documentaire est précisément porteur. Cette émergence coïncide avec la généralisation des outils numériques, donc de conditions techniques et économiques de fabrication des films inédites dans l’histoire du cinéma2. Depuis les années 2000 une nouvelle vague de documentaristes africains apparaît, qui est aussi une nouvelle génération, où les femmes sont beaucoup plus nombreuses, ce qui est loin d’être anodin. Parallèllement, la mondialisation audiovisuelle impose une uniformisation des représentations du réel qui rend plus urgente encore, tout particulièrement en Afrique, l’existence d’un cinéma documentaire indépendant. Ce mouvement documentaire est donc marqué du sceau d’enjeux esthétiques, techniques et politiques décisifs au regard de l’histoire du cinéma. Ce mouvement qui est peut-être aussi un moment au sens hégelien, renvoie, mutatis mutandis, aux pères fondateurs du cinema documentaire, Flaherty et Vertov dans les années 30, puis à l’apparition du son synchrone avec Pierre Perrault et Jean Rouch dans les années 60. Penser l’émergence du nouveau documentaire africain, c’est donc aussi travailler l’histoire et la mémoire. L’analyse des tournants historiques du cinéma documentaire en Afrique et sur l’Afrique est un chantier déjà en cours3. Cette étude propose d’y contribuer en retraçant l’histoire de la censure du film Les statues meurent aussi, inédite et jamais réalisée. Un peu plus loin dans son livre, Niney cite une réflexion de Israël Rosenfled : « La mémoire, c’est du passé reconstruit en fonction du présent. Mais, notre conscience du présent dépend étroitement de notre passé. Par conséquent, la conscience, c’est le présent reconstruit en fonction du passé. » 4 Cette formule ne fait-elle pas écho au travail des documentaristes africains intéressés par l’histoire de leur pays et de leur continent ? 1 François Niney, L’épreuve du réel à l’écran, De Boeck Université, 2000, p.248 2 je ne reprends pas à mon compte la « révolution numérique », slogan publicitaire inventé par les fabricants de matériel 3 cf par exemple Olivier Barlet, Les cinq grandes décennies du cinéma africain, in Africamania, 50 ans de cinéma africain, La Cinémathèque Française, 2008 4 Israël Rosenfeld Laconsience, une biologie du moi, Eshel Editions, 1990 Les statues meurent aussi est un court métrage de 30 minutes consacré à l’art africain, réalisé par Alain Resnais et Chris Marker en 1953. Mais c’est aussi un film sur les ravages du colonialisme en Afrique et la lutte des classes. Un film qui explique et nous fait ressentir comment la beauté et le mystère de ce que l’on appelait à l’époque art nègre a été avili. On y voit vivre et mourir des objets sacrés. La leçon est universelle, elle vaut pour tous les arts, toutes les cultures. Le film prouve, comme le disait Marcel Griaule, que la pensée africaine est « à la hauteur des civilisations grecque, romaine, chinoise ou de l’Inde ». Les statues meurent aussi est fondateur d’un genre documentaire qu’on appele aujourd’hui l’essai filmique. Préfiguration de ce qui va devenir le cinéma de Marker, il est à la fois démodé sans être dépassé. C’est un diamant noir qui n’a rien perdu de son tranchant. Un morceau de cinéma définitif, comme les masques qu’il nous dévoile. Il est remarquable que l’art africain et le colonialisme aient été l’objet de ce film singulier. Les censeurs ne s’y sont pas trompés, qui l’ont mutilé pendant de longues années. L’histoire du film Les statues meurent aussi, que je vais esquisser ici, montre comment ce film documentaire s’inscrit l’Histoire. A moins, comme Godard le propose, que l’Histoire elle-même ne soit qu’un éclat de Cinéma. Depuis les années 50, le cinéma a beaucoup évolué, et les commissions de censure ont changé de visage. Parallèlement à la censure politique, qui continue d’exister dans certains pays, notamment africains, il existe une censure économique et médiatique qui voudrait empêcher l’existence de films indépendants, en Afrique et ailleurs. Il existe une standardisation des représentations du réel qui voudrait déposséder les cultures et les individus de leur capacité à créér leurs propres représentations. Le cinéma documentaire est un prisme de lecture particulièrement pertinent pour le comprendre et, c’est ma conviction, construire une alternative à ce phénomène. 2. La genèse de la production A l’origine du film Les statues meurent aussi, on trouve M. Alioune Diop5, directeur fondateur de la revue Présence Africaine, créée en 1947, qui proposa à Alain Resnais de réaliser un film « sur la sculpture africaine ». Présence Africaine était le foyer d’une intense réflexion théorique, ainsi que d’actions artistiques et culturelles, autour du concept de Négritude. Dans les années 40 et 50, ce mouvement d’idées revendiquait la spécificité de la culture Africaine, que Sartre défendit dans son texte Orphée Noir6, préface à l’un des premiers livres publiés par Léopold Sedar Senghor7, et dont on trouve aujourd’hui certains héritiers dans le mouvement de l’Afrocentrisme8. Alain Resnais demanda à Chris Marker, avec qui il n’avait encore jamais travaillé, d’en écrire le commentaire, et cherchant un producteur, il s’adressa à M. Tadié, directeur de la société Tadié Cinéma Production. M. Tadie, spécialisé dans les courts métrages, était notamment le producteur de Pacific 231 E, réalisé en 1948 par Jean Mitry, sur une musique de Arthur Honegger, un succès du genre récompensé dans plusieurs festivals, notamment à Cannes avec le prix du montage - court métrage en 1949. Le financement du film fut assuré à 50% par Présence Africaine, et à 50% par Tadié. Présence Africaine racheta sa part à Tadié dans les années 60, devenant alors seul propriétaire du négatif. Depuis, Présence Africaine a cédé les droits télévision à Arte le 14 novembre 5 (1910-1980) 6 Texte inclus dans Situations III , Jean-Paul Sartre (1905-1980), Gallimard, 1949 7 Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Léopold Sedar Senghor (1906-2001), PUF, 1948 8 Cf Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Egypte et Amérique, sous la direction de François-Xavier Fauvelle-Aymar, Jean Pierre Chrétien et Claude-Hélèine Perrot, Karthala, 2000. 20019, et, par un singulier retour de l’histoire, les droits non commerciaux ont été acquis le 18 février 200210 par le Ministère des Affaires Étrangères, qui joua un rôle non négligeable dans l’interdiction du film. Pour M. Tadié11, la production du film s’est bien déroulée, le réalisateur, peu connu du grand public à l’époque, étant rompu aux courts métrages de ce type (il en avait réalisé 15 depuis 193612) et respectant le budget prévu. Voici comment Alain Resnais parle de la genèse du film : « Devant l’ampleur du sujet, nous avons trouvé plus honnête de faire un film sur la disposition de cet art noir. Nous formions, Chris Marker Ghislain Cloquet et moi une véritable équipe, très « interchangeable », et à ce propos je trouve un peu idiot de voir si souvent mon seul nom cité. Le tournage du film commença vers 1952, je crois. Notez qu’au départ ni Marker ni moi ne connaissions rien à l’art noir. C’est M.Charles Ratton, le célèbre expert, qui voulut bien se charger de notre éducation artistique. En travaillant, nous nous sommes vite aperçus que la plupart des ethnologues avaient des interprétations différentes. C’est un peu sur ce côté mystérieux de la pensée africaine que nous avons axé le film. Et sur le scandale que représente ce simple fait : à Paris, la sculpture africaine se trouve non pas au Musée du Louvre, mais au Musée de l’Homme ! » 13 De son côté Chris Marker, évoque la genèse du film sur un autre registre : « Je viens de regarder le ballet d'Un Américain à Paris14 sur l'écran de mon iBook, et j'ai quasiment retrouvé l'allégresse que nous éprouvions à Londres en 1950, avec Resnais et Cloquet, pendant le tournage des Statues meurent aussi, lorsque tous les matins, à la séance de 10 heures du cinéma de Leicester Square, nous commencions la journée de travail en revoyant le film. » 15 3. Petit rappel historique. uploads/Histoire/ francois-fronty-les-statues-meurent-aussi.pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Oct 02, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.2557MB