Natalie Zemon Davis - Métissage culturel et méditation historique - XVIIe Confé

Natalie Zemon Davis - Métissage culturel et méditation historique - XVIIe Conférence Marc-Bloch, 13 juin 1995 [Texte intégral] Métissage culturel et méditation historique « C’est le peuple de ce royaume […] le plus meslangé de diverses nations », note un habitant de Lyon, au XVIe siècle, pour expliquer les désordres de sa ville : « italiens, florentins, genevoys, lucquoys, alobroges, alemans, heispagnols et aultres nations, et fut faicte une cité de plusieurs pièces […] comme est de couleurs la peau d’ung léopard. Etrange populaire. » L’écrivain Elias Canetti évoque avec nostalgie, au début de ses mémoires, le mélange qui colorait sa ville natale de Ruschuk, sur les rives du Danube dans les premières années de ce siècle : « Hormis les Bulgares, le plus souvent venus de la campagne, il y avait de nombreux Turcs qui vivaient dans un quartier bien à eux, et juste à côté, le quartier des Sépharades espagnols, le nôtre. On rencontrait des Grecs, des Albanais, des Arméniens, des Tziganes. Les Roumains vivaient de l’autre côté du Danube. Ma nourrice était Roumaine, mais je ne me souviens pas d’elle. Il y avait aussi des Russes ici et là […] La meilleure amie de ma mère était une Russe nommée Olga. Une fois par semaine, des Tziganes s’installaient dans notre cour. » Le mot de « métis » désigne ordinairement les enfants nés d’une division ethnique clairement tranchée. Mais le métissage peut aussi être un état de culture, un univers mental lié à ces familles ou à ces milieux, ou plutôt aux choix faits dans ces familles et ces milieux, et à l’expérience de l’émigration et du voyage. Ainsi de C. L. R. James. Descendant de la population africaine de l’île de la Trinité, il devint romancier et auteur dramatique ; historien de la révolution haïtienne de 1791 et exégète de la vie politique – en marxiste indépendant, anti-stalinien –, il s’intéressa aussi au mode de vie antillais, à la littérature américaine et à Shakespeare. Mais James fut aussi un remarquable joueur de cricket, et le chroniqueur de ce sport pour deux journaux anglais dans le courant des années 1930. Le regard qu’il porta en 1963 sur son itinéraire politique et moral prit du reste la forme d’un livre sur le cricket. « Si les idées exprimées dans ce livre », dit-il, « tiennent par leurs racines aux îles antillaises, ce n’est qu’en Angleterre, et plongé dans la vie et l’histoire anglaises que j’ai pu les mettre au jour et à l’épreuve. » Marc Bloch rencontre pour la première fois la question de l’« ethnicité » en réfléchissant aux problèmes de population et de peuplement. La thèse du comte de Boulainvilliers, selon laquelle la noblesse française descendait presque tout entière des Francs n’était pour lui qu’une fantasmagorie. Les populations française et anglaise étaient nées d’un métissage de peuples autochtones, de gens venus d’ailleurs, et d’envahisseurs. Ces différents groupes ethniques n’étaient certainement pas définis par des caractères raciaux transmis par le sang, mais par une langue, par des coutumes, par des modèles locaux liés à leur histoire. La société féodale était un métissage « bigarré » d’institutions et de pratiques héritées des Germains et des Gallo-Romains. Mais les historiens, continue Marc Bloch, devraient s’intéresser beaucoup moins à la question des origines qu’à celle des usages : comment la seigneurie, comment le fief fonctionnaient-ils dans une période donnée, et quelle compréhension en avaient leurs contemporains ? L’occupation nazie et le Statut des Juifs édicté par Vichy imposent à Marc Bloch de penser à nouveaux frais l’« ethnicité » et le métissage. Chassé, comme non-Aryen, de sa chaire de Sorbonne, il est néanmoins l’un des onze professeurs d’université autorisés à poursuivre leur enseignement – il est vrai, en zone libre – en reconnaissance des « services scientifiques “exceptionnels” » rendus à la France. Bloch apprend au printemps 1941, depuis Clermont- Ferrand où il réside alors, que le Consistoire central de la communauté juive de France ouvrait à Lyon un Bureau d’études qui aurait pour tâche d’examiner la nature du judaïsme, et le « problème juif ». Sa première réaction se nourrit d’un franco-judaïsme républicain : « Les Juifs français sont des Français comme les autres », écrit-il à un membre du comité, « et, dans leur immense majorité, de bons Français. Donc, point d’étude générale sur le “problème juif”, sur les caractéristiques du judaïsme en soi. » La seule documentation qu’il pût être légitime de rassembler devait concerner la juste demande de réintégration des citoyens juifs dans la société française ; toute autre aurait donné des armes à ceux qui voulaient « nous cantonner dans [quelque] ghetto ». Le Bureau d’études s’ouvre cependant avec un programme plus vaste, et avec la collaboration d’historiens juifs et de plusieurs chrétiens. Tout semble indiquer que Bloch ait voulu infléchir l’orientation de leurs travaux : un memorandum adressé de sa main à ce Bureau propose l’étude des « différents groupes humains [auxquels] est actuellement attachée l’étiquette juive ». Car il ne fallait pas partir de l’idée que les Juifs formaient « une masse homogène, douée de propriétés semblables et soumise à un même destin » ; il fallait au contraire s’intéresser d’abord à la représentation abstraite du « Juif » dans la conscience collective des Juifs comme des non-Juifs et, en regard de cette représentation, aux communautés juives concrètement existantes de par le monde, tantôt assimilées et tantôt non assimilées. Le projet conservé dans les archives de Bloch n’atteste pas seulement un rejet de l’expression « race juive » ; il nous démontre aussi que son auteur avait l’intuition de la diversité des métissages ethniques dans les communautés juives du XXe siècle. La communauté juive française n’était-elle pas elle-même pour une part le résidu d’une fusion de vingt siècles avec la « masse française », dont, peut-être, certaines conversions précoces au judaïsme parmi les populations franque et gallo-romaine, et pour une autre part le fruit d’une immigration récente ? Les traits de ressemblance qui pouvaient rapprocher les communautés juives par- delà les frontières nationales étaient dus à leur « évolution historique », c’est-à-dire à des pratiques religieuses similaires et aux conséquences des persécutions dont elles avaient été victimes. Bloch concevait de même la culture des Juifs assimilés en termes de convergence, parlant des « caractères communs » des traditions intellectuelles juive et française, ou bien, en Angleterre, de la croyance commune des Juifs et des puritains à la valeur du succès temporel comme signe de la faveur divine. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les travaux consacrés à l’ethnicité et au métissage culturel se sont multipliés, l’histoire de l’immigration et des diasporas, les mouvements nationaux, la nature de la citoyenneté, l’identité post-coloniale et sa réalité politique ont fait l’objet de nouvelles approches. L’analyse sociale de ces phénomènes s’est alors globalement organisée autour de deux pôles : un pôle d’assimilation et un pôle d’authenticité. Approuvées ou décriées, assimilation et authenticité ont fixé deux extrêmes entre lesquels aucune position stable ne pouvait s’arrêter. Telle personne ou tel groupe se trouvait nécessairement voué à l’assimilation ou, au contraire, à perdurer dans sa tradition « authentique ». Le discours sur l’impérialisme, dans la postérité de la Seconde Guerre mondiale, a relayé cette polarité à travers le couple du colonisateur et du colonisé, un couple dont les deux membres restaient opaques l’un par rapport à l’autre et dont le premier – le colonisateur – reconduisait l’affirmation de lui-même dans le fantasme de l’autre. De nouvelles interprétations critiques, que l’on doit pour la plupart à une génération d’intellectuels issue des anciens empires coloniaux et aux spécialistes du discours colonial, ont opéré un tournant. L’état de métissage – créolisation, hybridité, métissage culturel – a désorrnais été interrogé pour lui-même. Pour Frantz Fanon en 1952, c’était là un état périlleux et coûteux : « Parler », écrivait-il, « c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation […] Le Noir antillais sera d’autant plus blanc […] qu’il aura fait sienne la langue française ». Le poète caraïbe Derek Walcott pense au contraire, en 1980, que la langue anglaise ne doit pas porter l’Empire comme sa croix : « J’accepte ma place Celle d’un parvenu de la colonie à la fin de l’Empire […] Il est bon que toutes choses s’en soient allées sauf leur langue Qui est toutes choses1. » Le regard des savants s’est lui aussi renouvelé. Le métissage porte, en effet, un certain type de connaissance à franchir les frontières ; il aide au chevauchement des valeurs et au « patchwork des identités » ; il engendre des conflits dont l’effet de trouble est aussi une force de transformation. Homi Bhaba le dit, songeant surtout à l’Inde sous mandat britannique : l’hybridité hante la culture des élites. Le discours des maîtres coloniaux porte avec lui, bon gré mal gré, la voix des peuples dominés, « qui altère la parole de l’autorité ». L’hybridité hante la culture des dominés, disent aussi bien ceux qui témoignent des populations noires et asiatiques du Royaume-Uni. Cette culture est toute faite de « brouillages, de uploads/Histoire/ conferencia-natalie-zemon-davies-college-de-france.pdf

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  • Publié le Sep 26, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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