Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines 1 | 1998 La modernité
Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines 1 | 1998 La modernité Le “ dernier homme ” de Nietzsche : quelques aspects d’un “ personnage conceptuel ” Benoît Goetz Édition électronique URL : http://leportique.revues.org/349 ISSN : 1777-5280 Éditeur Association "Les Amis du Portique" Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 1998 ISSN : 1283-8594 Référence électronique Benoît Goetz, « Le “ dernier homme ” de Nietzsche : », Le Portique [En ligne], 1 | 1998, mis en ligne le 15 mars 2005, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://leportique.revues.org/349 Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2016. Tous droits réservés Le “ dernier homme ” de Nietzsche : quelques aspects d’un “ personnage conceptuel ” Benoît Goetz “ Il y a, chez les femmes et chez les hommes de ce temps, une manière plutôt souveraine de perdre pied sans angoisse, et de marcher sur les eaux de la noyade du sens. Une manière de savoir, précisément, que la souveraineté n’est rien, qu’elle est ce rien dans lequel le sens, toujours, s’excède. Ce qui résiste à tout, et peut-être toujours, à toute époque, ce n’est pas un médiocre instinct d’espèce ou de survie, c’est ce sens-là ” 1. “ Mama, was sind das, moderne Menschen ? ” 2 1 Jamais l’homme n’a été aussi “ petit ”. Jamais il n’a été entouré, habité, préoccupé par d’aussi “ petites choses ”. Cette rengaine nous est connue. C’est un “ microcosme de petites choses ” 3 qui caractérise une heureuse modernité. Car, comme on le sait aussi, cet homme moderne, l’homme d’aujourd’hui, le “ dernier homme ” a “ inventé le bonheur ” 4, non seulement un bonheur à sa mesure, mais son bonheur comme mesure de toutes choses. Le dernier homme ne sait plus admirer parce qu’il n’y a rien, désormais, de plus grand que lui. L’homme moderne est petit parce qu’il a réalisé la formule de Protagoras. Il est petit parce qu’il est trop humain. Trop humain, parce que totalement humain, humain de part en part. Plus tard, un lecteur de Nietzsche dira que “ l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme... ” 5. 2 Tout cela nous ne le savons que trop bien, nous, lecteurs de Nietzsche, et lecteurs de ses lecteurs, c’est-à-dire des grands philosophes du XXe siècle. Et ce savoir nous embarrasse. Non parce que cette description nous dépeindrait trop cruellement. Lecteurs de Nietzsche, de telles considérations nous détachent au contraire du “ troupeau ”. Mais tel est bien ce qui nous gêne. Il y a là prétexte à une posture aristocratique qui ne nous convient pas. La Science Sociale nous avertit heureusement de nous méfier de ces Le “ dernier homme ” de Nietzsche : Le Portique, 1 | 2005 1 postures “ distinguées ”. Et nous n’apprécions guère qu’on puisse nous accoler l’expression devenue triviale de “ nietzschéisme de bazar ”. Eh quoi... La lecture de Nietzsche serait-elle redevenue inconvenante ? Nietzsche ne serait-il accessible qu’ épisodiquement ? “ Attendez un peu, Très Chère Amie ! Je vous fournirai bientôt la preuve que “Nietzsche est toujours haïssable” (en français dans le texte) ” 6. 3 À vrai dire, cette gêne qui est la nôtre lorsque nous entendons évoquer sans cesse la “ petitesse ” des hommes modernes, nous vient surtout d’un enseignement qui est celui de Nietzsche lui-même : les “ grandeurs ” du passé étaient mensongères. Le nihilisme a commencé non pas quand les valeurs, les “ suprêmes valeurs ”, se sont écroulées, mais au moment même, qui a duré des siècles, où l’on a monté leur échafaudage. La modernité, au sens du nihilisme, de l’époque des “ riens ”, des “ petites choses ”, ne date pas d’hier. Les “ hommes supérieurs ”, ceux qui ont construit les “ valeurs suprêmes ” ont été les premiers “ grands ” nihilistes. Et cela ne trompe d’ailleurs pas le personnage qui nous intéresse ici, “ le dernier homme ”, le plus méprisable des hommes : “ Vous, les hommes supérieurs, – ainsi parle la populace en clignant de l’œil – il n’y a pas d’hommes supérieurs, nous sommes tous égaux... ” 7. Il ne faut donc pas se leurrer dans notre lecture de cette “ économie des grandeurs ” à l’œuvre dans les textes de Nietzsche. La plupart de ceux auxquels la Culture a décerné le titre de “ grands hommes ” sont pour Nietzsche de “ Grandes-Têtes-Molles ”. Il y a incontestablement un côté Ducasse chez Nietzsche : lorsqu’on lit les portraits des Sénèque, Rousseau, Schiller, Dante, Kant, Hugo, Liszt, Sand, Michelet, Carlyle, Mill, Goncourt et Zola dans le Crépuscule des Idoles 8, c’est le “ passé hideux de l’humanité pleurarde ” que l’on croit passer en revue. C’est donc, en un sens, “ ce qui nous fait honneur ” de nous être débarrassé des grandiosités de la tradition : “ S’il est une chose qui nous fait honneur, c’est celle-ci : nous avons placé le sérieux ailleurs : nous prenons au sérieux les choses inférieures méprisées et laissées de côté par toutes les époques – nous faisons en revanche bon marché des “beaux sentiments”... ” 9 L’alimentation, la résidence et le climat sont des problèmes plus importants que le salut de l’âme. Ecce homo nous donne à ce sujet de précieux conseils. 4 D’autre part, remarque Nietzsche, les civilisations sont assez peu reconnaissantes à l’égard de ceux qu’elles finiront par “ panthéoniser ” : “ Au fond, toutes les grandes civilisations éprouvent à l’égard du “grand homme” cette profonde angoisse que les Chinois ont été les seuls à s’avouer dans ce proverbe : “le grand homme est une calamité publique”. Au fond, toutes les institutions sont conçues de manière qu’il se forme aussi rarement que possible et ne croisse que dans les conditions les plus défavorables : quoi d’étonnant ! Les petits ne se soucient que d’eux-mêmes, que des petits ” 10. Nietzsche – le “ mécontemporain ” – ne rêve donc pas à une “ belle époque ”, à une “ grande époque ”, qui serait perdue. Sans cesse, il manifeste son opposition à ce qu’il nomme, dans l’avant- propos de 1886 au deuxième tome d’Humain trop Humain, le “ pessimisme romantique ”. À ce pessimisme qui n’est que l’envers de la niaise canaillerie optimiste des modernes, Nietzsche oppose son “ pessimisme intrépide ” : “ ... j’ai retrouvé le chemin de ce pessimisme intrépide qui est le contraire de toutes les hâbleries idéalistes... ” 11. Il n’y a plus que les bouffons aujourd’hui pour se mettre en quête de la grandeur perdue. Il n’est que trop aisé de repérer ceux qui, au vingtième siècle, auront endossé l’habit de l’ illusionniste décrit dans la dernière partie du Zarathoustra : “ O Zarathoustra, j’ai lassitude, de mes tours de magie suis écœuré, je ne suis grand, à quoi bon feindre ? Mais tu le sais bien – de grandeur je fus en quête ! / De grand homme voulais faire figure, et nombreuses furent mes dupes. Or ce mensonge a dépassé mes forces. Contre lui je me brise ” 12. Le “ dernier homme ” de Nietzsche : Le Portique, 1 | 2005 2 5 Nietzsche est d’ailleurs si peu suspect de nostalgie d’un passé révolu que son concept de “ décadence ” (qui est une véritable création philosophique et non la reformulation d’une plainte aussi vieille que le platonisme), n’implique aucunement que “ cela ait été mieux avant ” : “ L’humanité même serait-elle en décadence ? L’aurait-elle toujours été ? – Ce qui est sûr, c’est que seules des valeurs de décadence lui ont été inculquées comme valeurs suprêmes ” 13. L’avènement du nihilisme dont la modernité n’est que le plus récent avatar ne date pas d’hier. La généalogie de la modernité remonte bien loin, à une “ origine ” qui s’étale en amont et en aval, et qui se décline sous les noms de socratisme, christianisme, démocratisme, scientisme, socialisme, pessimisme, etc. La première critique que Nietzsche adresse donc à la modernité, c’est qu’elle prétend de manière mensongère rompre avec un passé qu’elle prolonge de manière déguisée. Il n’y a pas de rupture moderne. La modernité est une friperie où l’on tente de recycler les anciens habits de grandeur ternis, en leur donnant “ un coup de jeune ”. Mais on ne parvient qu’à faire du kitsch. Le grand style est perdu. Tout classicisme est désormais hors de portée. Et ce n’est que dans sa propre pensée que Nietzsche localise le moment et le lieu où l’histoire va se “ casser en deux ” 14 : là, on aura bel et bien rompu avec cette vieille lune de modernité. 6 Mais, bien sûr, Nietzsche ne se soucie pas d’épistémologie ni de philosophie des sciences. Peu lui importent les querelles qui seront celles des “ partisans de la coupure ” et des “ continuistes ”. Nietzsche remarque seulement que la recherche scientifique, que l’“ objectivité ” même s’attachant aux plus petites choses, a pris la uploads/Histoire/ goetz-b-le-x27-dernier-homme-x27-de-nietzsche-art 1 .pdf
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- Publié le Jan 05, 2023
- Catégorie History / Histoire
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