63 Joumana CHAHAL TADMOURY PATRIMOINE ET POTENTIALITÉS DE TRIPOLI Joumana Chaha

63 Joumana CHAHAL TADMOURY PATRIMOINE ET POTENTIALITÉS DE TRIPOLI Joumana Chahal Tadmoury emmène le lecteur en promenade à travers les trésors du patrimoine urbain, architectural et culturel de sa ville natale. Son périple englobe les principales époques historiques de la ville, en tout cas depuis les Croisades et la célèbre Princesse Aliénor de Tripoli, surnommée la Princesse Lointaine par le poète Jaufré Rudel qui en tomba amoureux à cause de la réputation de sa grande beauté. Puis, des Mamelouks aux Ottomans pour aboutir à l’époque moderne, elle souhaite nous montrer toutes les potentialités que conserve la ville et qui pourraient être exploitées pour son développement futur – NDLR. Présidente et fondatrice de l’association « Patrimoine Tripoli Liban » Co-fondatrice et Directrice générale de l’ESUIP. Certes, cette ville remonte beaucoup plus haut dans le temps que ses vestiges : son nom à lui seul déjà est un poème, une page écrite par la fable. Trablos, la deuxième ville du Liban par l’importance, a l’orgueil de sa propre histoire : elle ne veut nullement être une Beyrouth bis et tient à sa personnalité fortement marquée dans la pierre. Salah Stétié T ripoli plusieurs fois millénaire… Triple-cité au passé glorieux : ancien comptoir phénicien, macédonien, grec, hellénistique, romain, byzantin, arabo-musulman, place forte des croisés, cité mamelouke et ottomane, ville-synthèse des hommes et des cultures qui gardera, en elle, les legs de toutes ses époques. Si les Grecs l’ont appelée « Tripolis » (trois villes), c’est en effet parce qu’elle a regroupé en elle les cités de Sidon, Tyr et Arwad. Avec les conquêtes arabes, elle prend le nom de « Trablos ». Sa vieille ville, encore vivante de nos jours, est celle que le sultan mamelouk Qalaoun, fait construire, au pied du château de Saint- Gilles, en 1289 et en son cœur, une Médina, unique dit-on au Liban. Elle se développe ensuite à l’époque ottomane. Une ville trépidante où 64 Joumana CHAHAL TADMOURY les cinq sens s’entremêlent dans le tourbillon de son derviche tourneur qui enivre le passant de mille et une sensations. Une cité qui pullule de monde, se remplit et se désemplit au gré des heures. Une fourmilière assourdissante où les klaxons des chauffeurs indélicats se mêlent aux voix envoutantes des muezzins. Tripoli-la-parfumée, c’est se délecter de l’arôme des mets et des pâtisseries qui embaument les narines des badauds de menues épices et de senteur de fleur d’oranger ; ici et là la vue s’émerveille des formes et des couleurs d’un patrimoine millénaire, bel et bien vivant. Un musée vivant qui renferme les monuments, les stèles, les menhirs romains et byzantins, ainsi que les ruines fatimides et croisées, et l’architecture mamelouke ottomane. Son histoire est encore marquée dans la pierre : plus de 164 monuments, la plupart datant du XIIIe siècle, ont été classés monuments historiques. À Tripoli, on erre dans les méandres des ruelles, on respire l’arôme de l’histoire, on saisit l’essence de l’Orient, on se frotte à ses arts et artisanats locaux vendus sur des étals de fortune, on se fait griller sur le vieux braséro rouillé, une kaaké1 au fromage et on flâne, et on contemple les traces et détails de l’architecture islamique. On rêve, oubliant le temps de l’insouciance, le temps qui s’est arrêté là, il y a bien longtemps, figeant les lieux, figeant les hommes. QUIPROQUO CONTEMPORAIN Et pourtant, depuis trois décennies la cité parfumée est au centre de toutes les controverses. Chanter ses louanges requiert de l’audace tant elle a été pointée des doigts. Ville maudite, hantée par son mauvais sort dont elle n’arrive pas à se défaire. On l’accrédite de banditisme, l’accuse d’islamisme et la préjuge de médiocrité. On lui assujettit des querelles et des conflits sporadiques déchirant sa population, déplaçant ses habitants l’isolant petit à petit du reste du pays. Les résultats ne se font pas attendre. Il faut reconnaître que Tripoli aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était. Aussitôt la guerre finie, la ville devient incontrôlable : crise économique, pauvreté, conflits armés, radicalisation, corruption, dégradation du patrimoine et changement démographique. En quelques années seulement, elle atteint le record de la ville la plus pauvre de la côte-est de la Méditerranée, proclame le rapport des Nations-Unis. De toutes les villes libanaises, elle est celle qui a le moins succombé à l’acculturation. Par le biais d’un rapide tracé 1  La kaaké est une miche de pain au sésame que des marchands ambulants vendent comme petit en-cas – NDLR. 65 Patrimoine et potentialités de Tripoli historico-littéraire nous mettrons en lumière le riche potentiel culturel de cette cité archipel, joyau de la Méditerranée, ville emblématique où modernisme rime avec tradition, afin de montrer comment Tripoli, en comptant sur son patrimoine peut, comme toujours, tel un Phœnix renaître de ses cendres. TRIPOLI OU LES TROIS-VILLES C’est une ville côtière, une péninsule qui enfonce son cap, qui est son assise, dans la plus féérique des mers, la Méditerranée. Ville côtière et triple, avec son antique port Al-Askalé, ancienne escale des fantômes des vieilles barques et son large archipel, puis à l’arrière, ville longtemps peuplée de vergers d’orangers qui lui confèrent le nom bien mérité de la ville parfumée d’Al-Fayha’. Elle est aussi, une fois sa colline (qui constitue sa troisième ramification, dominée par la chaîne de la montagne libanaise et qui, sur ses hauteurs promises l’hiver à la neige, se parent du plus vieux bouquet de cèdres du pays) dépassée, si disputée qu’elle fût dans l’Histoire, qu’elle peut se permettre d’affirmer définitivement haut et fort sa libanité tout à la fois réelle et symbolique. Ville enracinée dans les profondeurs du passé reculé de plus de quatre millénaires, après sa traversée du temps, elle dépose un précieux héritage, les strates de toutes ses époques. Ville qui répand ses ailes dans la lumière du temps comme une qasida classique ses vers majeurs, ou un échiquier dont la cadence de ses cases sont l’image même du peuple, fait de diversité et de richesse et un florilège d’édifices abritant des châteaux forts, et des églises, des mosquées, des madrassas (écoles coraniques), des hammams (bains), des bazars et des khans (caravansérails), des fontaines aux épigraphes, gravures, et blasons, et ses monuments artistiques. LA CITÉ CHANTÉE PAR LES POÈTES Tripoli des Croisades et de Jaufré Rudel Tripoli, a été, sous les Croisés, le fief de Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, marquis de Provence et duc de Narbonne, bâtisseur de la Citadelle Saint-Gilles, toujours présente et rayonnante, forteresse que la cité garde jalousement dans son cœur et dans les méandres de sa mémoire. Tripoli, tient aussi au souvenir de l’épouse de Raymond entrée dans la légende sous le surnom de la « princesse lointaine2 », celle 2  Il s’agit du titre d’une pièce de théâtre composée par Edmond Rostand au XIXe siècle et créée à Paris le 5 avril 1895. La trame est celle de l’histoire du trouvère d’Aquitaine Jaufré Rudel 66 Joumana CHAHAL TADMOURY qui a été célébrée par l’un des premiers grands troubadours, chantre de l’amour courtois3 dans son expression la plus poétique –, chant d’amour inspiré des mouwashahât4 arabo-andalouses. Que savons- nous exactement de Jaufré Rudel, victime de l’amour impossible ? Selon la légende, Jaufré Rudel5, prince de Blaye, s’éprend d’Hodierne6 de Jérusalem, la comtesse de Tripoli, sans l’avoir jamais vue, il avait juste entendu parler de sa beauté par des pèlerins d’Antioche. Dès lors, il se mit à lui composer des vers qu’il chantait lui-même. Ayant appris cela, la princesse tombe à son tour amoureuse du poète. Il se rend à Tripoli pour échanger avec elle le « baiser courtois » tel que l’exigeait la tradition des troubadours, élément essentiel à l’accomplissement de l’acte d’amour selon le sacro-saint usage de la « fin amor ». Or il tombe malade à son arrivée et est amené agonisant dans une maison de la cité. On avertit la comtesse (qui était déjà veuve), elle accourt au chevet du poète et le prend dans ses bras. Il la reconnaît aussitôt. « Et il loua Dieu », dit son biographe, « le remerciant de l’avoir laissé vivre jusqu’à ce qu’il l’eût vue ». Et aussitôt il meurt dans les bras de sa bien-aimée lointaine qui le fait ensevelir dans la maison du Temple. Puis, ce même jour, elle se fit nonne à cause de la douleur qu’elle eut de la mort de Jaufré ». Il serait difficile de supposer que le thème de la « mort d’amour », du « fin amor » ou « amour odhrite », commun chez les troubadours, ait pu naître au Château de Saint-Gilles à Tripoli. On connaît cependant la filiation de ce genre poétique depuis la poésie préislamique, en passant par les mouwashahat arabo-andalouses et la littérature en langue d’oc7 qui s’éprit de la comtesse de Tripoli rien que sur sa réputation. Avant Rostand, Pétrarque lui-même avait évoqué la figure de Jaufré Rudel « avec la voile et la rame à la recherche de sa mort » – NDLR. 3  L’amour courtois dit encore « odhrite » s’inspire du genre poétique arabo-andalou connu sous le nom de uploads/Histoire/ 97-texte-de-l-x27-article-180-1-10-20191216.pdf

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  • Publié le Sep 14, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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