Actes Sémiotiques n°118 | 2015 1 Sémiotique, stratégies, camouflage Paolo Fabbr

Actes Sémiotiques n°118 | 2015 1 Sémiotique, stratégies, camouflage Paolo Fabbri Numéro 118 | 2015 1. Suivre, comme guide Comment parler du rapport entre la sémiotique greimassienne et la personnalité de Greimas1 ? Je répondrai à la manière d’un auteur cher à Roland Barthes, Michelet, qui disait : « On m’accuse d’avoir mis beaucoup de ma psychologie dans mon histoire, mais en réalité, en travaillant sur l’histoire, c’est l’histoire qui a fait ma psychologie ». La psychologie de Greimas est un effet de son travail théorique. C’est vrai qu’il y a maintenant quinze ans que Greimas nous a quittés. Mais on peut avoir deux attitudes philosophiques à l’égard de la mort. La première est existentialiste : ma mort étant une fin, l’essence de mon travail se comprendra par présupposition à partir de cette fin. Et il y a une autre perspective possible : la mort est l’interruption d’un projet que d’autres peuvent poursuivre. La première acception correspond à Heidegger, la seconde à Marc Bloch. Pour faire une phénoménologie de Greimas et de son travail, il faudrait, je crois, ne pas oublier qu’une « phénoménologie » est toujours une phénoménologie des apparences – phainomena – et que phainomena a la même racine que « phantasmes », « fantômes ». La phénoménologie de l’esprit est aussi une phénoménologie des esprits. Les esprits, les fantômes, viennent, les uns du passé, les autres du futur. Pour sortir de la mythologie du présent vécu, phénoménologique, il faut voir le présent comme étant toujours habité par les fantômes du passé, et ceux du futur. On commence par le futur: on a un projet, on est habité par les fantômes du futur. Et on revient vers le passé : on fait son choix parmi les fantômes du passé. Après quoi, on retourne au présent. Quel est donc le projet qui nous permet de choisir parmi les fantômes du passé ce qui vaut pour le présent? A cet égard, on peut reprendre le mot de Walter Benjamin : Greimas « nous suit, comme guide ». Quel était son projet ? Et quels sont pour nous, dans ce passé, les concepts pertinents pour aujourd’hui ? Ce n’est pas, par exemple, la connotation. On peut en revanche reprendre, du projet passé de Greimas, cette thèse : il faut mettre le sens phénoménologique « en condition de signifier », sémiotiquement. Pour cela, nous ne devons pas définir des concepts mais les interdéfinir. L’interdéfinition est créatrice, et non pas tautologique. Il en est ainsi, par exemple, de la théorie des modalités existentielles. On connaissait la virtualisation, l’actualisation, la réalisation. Mais que serait le contraire de la réalisation, présupposé par la virtualisation et opposé à l’actualisation ? La « potentialisation ». Le carré sémiotique peut fonctionner comme un instrument heuristique. On a une 1 Cf. Paolo Fabbri, « Simulacres en sémiotique : programmes, tactiques, stratégies », Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2009. Actes Sémiotiques n°118 | 2015 2 place vide, on l’appelle « potentialisation », et on se pose ainsi la question : quel est le sens de ce terme, quelle valeur explicative peut-il offrir ? Par conséquent, le fonctionnement des modèles permet la découverte et assure l’efficacité des concepts. Il en va ainsi de toutes les disciplines à vocation scientifique. Elles se créent des exigences internes. Et on doit les évaluer à partir de la productivité de ces exigences. On en trouve un exemple célèbre dans la physique contemporaine : Prigogine a reçu le prix Nobel pour avoir réintroduit en physique le concept d’une temporalité irréversible. De là cette question banale : tout le monde ne savait-il donc pas que la temporalité est irréversible ? Le problème est de savoir comment on peut rendre cette banalité pertinente à l’intérieur d’une théorie physique qui produise des effets de sens heuristiques. Jusqu’à Prigogine, la théorie de Hamilton affirmant que le temps est réversible continuait de fonctionner. Il faut donc évaluer les disciplines à vocation scientifique par les types de calculs qu’elles peuvent produire. Tout comme l’anthropologie, la sociologie ou la psychologie, la sémiotique traite des phénomènes de signification. Mais elle le fait avec ses propres stratégies, ses propres calculs, ses propres modèles, ses propres simulacres. 2. Sémiotique et simulacres J’aimerais dire quelques mots du concept de simulacre. Et je voudrais en parler en adoptant le point de vue interne du discours sémiotique. La sociologie (je pense à Baudrillard) parle beaucoup de simulacres ; la sémiotique aussi. Mais celle-ci peut-elle interdéfinir ce concept à partir de ses propres instruments ? Si on veut une indication de départ, on la trouvera dans le deuxième volume du dictionnaire de Greimas, à l’entrée « Simulacre » écrite par Landowski. L’idée que cet auteur propose, et qu’on retrouve dans le livre de Greimas et Fontanille sur la sémiotique des passions, où ce concept est très présent, est de l’interdéfinir dans un cadre intersubjectif – interactantiel pour être plus précis. C’est d’autant plus important qu’aujourd’hui les paradigmes théoriques les plus répandus en sciences humaines mettent plutôt en évidence les subjectivismes et les naturalismes. La définition sémiotique du simulacre vise au contraire les faits de communication intersubjective. Mais en amont de cette définition intersubjective, il faut en avancer une autre qui fasse le lien entre simulacre et passion, ou plus précisément entre simulacre existentiel et dimension pathémique. Et cela va me permettre d’expliquer ici l’obstination lithuanienne. L’obstination, passion lithuanienne, selon Greimas – ou bien passion de Greimas lui seul ? –, n’est pas une propriété « subjective » mais intersubjective et interactionnelle. La passion dite « obstination » contient en elle-même une structure interactionnelle, et elle entre dans un discours interactionnel. Cette idée de Greimas, je voudrais l’illustrer à partir d’un traité de stratégie, le célèbre De la guerre de Clausewitz. La stratégie, c’est la science (ou la discipline) de l’intersubjectivité. Que dit précisément Clausewitz ? Il affirme, par exemple, que lorsqu’un général reçoit beaucoup d’informations contradictoires et doute de l’action à entreprendre, il n’y a pour lui qu’une seule solution : l’obstination – choix qui consiste à appliquer ce que Greimas appelle le « paradoxe modal ». L’obstiné est en effet celui qui continue de faire ce qu’il fait quand tout démontre qu’on ne peut pas le faire. Le point essentiel, c’est qu’à l’intérieur du simulacre existentiel, on trouve alors deux instances. La première dit, sur le plan cognitif : « On ne peut plus faire x ». Donc, je vais le faire ! En français, on précise de façon élégante : « contre vents et marées ». Ce qui, en termes de modalités (puisqu’elles habitent les passions) revient à dire: je ne peux Actes Sémiotiques n°118 | 2015 3 pas, donc je veux ! Dans l’organisation modale, la modalité ici dominante est à l’évidence celle du vouloir. Sur le plan cognitif, l’obstiné sait que c’est impossible, au niveau du désir, il veut l’impossible. Voilà le défi qu’il porte et qui le mènera à la victoire, ou au désastre. S’obstiner à faire de la sémiotique, c’est aussi un défi ! On a beaucoup parlé à ce propos de désastres mais je préfère adopter la technique de Clausewitz. Qu’il y ait de bonnes ou de mauvaises nouvelles, il faut continuer. Cela s’appelle un « style sémiotique ». Un style sémiotique, c’est une organisation de simulacres existentiels modalisée par la potentialisation. Greimas dit de la potentialisation qu’elle est un trou noir et un lieu de création du possible. C’est donc là qu’on rencontre, avec Landowski, les accidents. Et dans la définition du style de vie, le rôle du simulacre, c’est en somme de définir une trajectoire existentielle orientée, tout en étant simulée. Si on parle de « simulacre », c’est bien parce qu’il s’agit de la simulation d’une trajectoire existentielle orientée, dominée par une modalité fondamentale, le vouloir de l’obstiné, et par un jeu interne de modalisations. Je veux, je ne peux pas ; j’essaie une chose, j’essaie son contraire. Et au niveau aspectuel, je continue de faire ce que j’ai voulu faire. Du point de vue modal, l’obstination est durative et itérative. On peut être obstiné aussi dans la curiosité (par exemple sémiotique) parce que la curiosité est durative et itérative (un peu syncopée). Tout simulacre est un parcours, et comme les parcours sont aspectualisés et temporalisés, un simulacre a son rythme. Il y a le rythme de l’impulsivité et le rythme de l’obstination – au piano, le basso ostinato. Voilà donc la première opération du simulacre : l’autodéfinition du sujet. Cette autodéfinition est constitutive, performative, elle opère une transformation imaginaire du sujet (collectif ou individuel). « Les Lithuaniens » sont obstinés, « les Italiens » impulsifs. Mais gare au Sicilien ! Chez lui, l’impulsion de la vengeance peut durer vingt ans... Greimas aurait répondu à la question du simulacre collectif des Lithuaniens à la manière de Lotman : « Tout organisme doit être défini préliminairement par une autodéfinition ». L’autodéfinition du simulacre donne un habitus (pour parler comme les sociologues) ou un hexis (pour parler comme certains sociosémioticiens), c’est-à-dire un style sémiotique, une manière de se (com)-porter, disposition à la fois uploads/Histoire/ fabbri-paolo-2015-semiotique-strategies-camouflage.pdf

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  • Publié le Sep 05, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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