Eric Van Torhoudt 1022 : les Normands inventent l'hérésie d'Orléans ! In: Annal
Eric Van Torhoudt 1022 : les Normands inventent l'hérésie d'Orléans ! In: Annales de Normandie, 55e année n°4, 2005. pp. 341-367. Citer ce document / Cite this document : Van Torhoudt Eric. 1022 : les Normands inventent l'hérésie d'Orléans !. In: Annales de Normandie, 55e année n°4, 2005. pp. 341-367. doi : 10.3406/annor.2005.1543 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/annor_0003-4134_2005_num_55_4_1543 1022 : LES NORMANDS INVENTENT L'HÉRÉSIE D'ORLÉANS !' Le 28 décembre 1022, le roi Robert le Pieux réunissait un synode à Orléans et ordonnait l'exécution de quatorze représentants du haut clergé de la cité convaincus d'hérésie. Pour la première fois, depuis Priscillien d'Avila en 383, un pouvoir civil allumait un bûcher pour y faire périr des clercs condamnés comme hérétiques. Que contenait l'acte d'accusation ? Les histo riens des hérésies notent la difficulté d'appréhender les doctrines incriminées avec des sources rédigées par leurs plus farouches adversaires. Mais le dos sier du procès d'Orléans, réuni par Robert-Henri Bautier est particulièrement bien fourni2. Raoul Glaber, le moine de Chartres Paul3 ou Adémar de Cha- bannes4 colportent surtout les stéréotypes et les fantasmes5 de l'hérésiologie antique et médiévale et qualifient ces dissidents de « manichéens » ou d'« épicuriens »ft. Ils font aussi écho aux rumeurs et aux racontars de leur temps décrivant des pratiques de sorcellerie démoniaque. Les excès de leurs réquisitoires donnent le sentiment que la brutalité de la condamnation devait être justifiée a posteriori par l'horreur du crime. Mais ces témoignages sont importants pour comprendre l'atmosphère passionnelle et fantasmagorique qui enveloppa le renouveau des dénonciations d'hérésies au début du XIe siècle, d'Arras (1023) à Monforte-en-Piémont (1027)7. 1 Ce travail doit beaucoup aux conseils et aux remarques de M. Arnoux, V. Gazeau et C. Maneu- vrier. Qu'ils en soient ici remerciés. 2 R.-H. BAUTIER, « L'hérésie d'Orléans et le mouvement intellectuel au début du XIe siècle », in Enseignement et vie intellectuelle, Actes du 95e Congrès national des Société savantes, t. I, Paris, 1975, p. 65-66. 3 R. GLABER, Histoires, livre 111, § V1II-26 à 31, éd. trad. M. ARNOUX, Turnhout, 1996, p. 186- 201 ; le moine Paul est l'auteur du cartulaire de Saint-Père de Chartres, Cartulaire de l'abbaye de Saint- Père de Chartres, éd. B. GUÉRARD, t.I, Paris, 1840, p. 108-115. 4 A. DE CHABANNES, Chronique, éd. trad. Y. CHAUVIN et G. PON, Turnhout, 2003, p. 33-34 & 111-59, p. 277-279. 5 R.-l. MOORE, La persécution, sa formation en Europe JC-XIIF siècle, trad. C. Malamoud, Paris, 1991, p. 107-109. 6 Extraits des catalogues hérésiologiques de saint Augustin et d'Isidore de Seville, cf. M. ZERNER, « Hérésie », in Dictionnaire du Moyen Âge, dir. C. Gauvard et alii, Paris, 2002, p. 667-669 ; R. MORGHEN, « Problèmes sur les origines de l'hérésie au Moyen Âge », in Hérésies et sociétés dans l'Europe pré-industrielle, 1 V-l 8L siècles, éd. J. Le G off, Pans, 1968, p. 121-134. 7 A propos de la renaissance de l'hérésie au début du XIe siècle : P. BONNASSIE et R. LANDES, « Une nouvelle hérésie est née dans le monde », in Les sociétés méridionales autour de l'An Mil, éd. M. Zimmermann, Paris, 1992, p. 441 & 457-459 ; G. LOBRICHON, « Arras 1025 ou le vrai procès d'une fausse accusation», in Inventer l'hérésie? Discours polémiques et pouvoirs avant l'inquisition, dir. M. Zcrncr, Nice, 1998, p. 67-85 ; D. BARTHELEMY, L 'an mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale 980-1060, Paris, 1999, p. 190-196. 342 É. VAN TORHOUDT D'autres textes paraissent plus fiables pour approcher la doctrine des condamnés. Ils adoptent la forme de profession de foi orthodoxe8, réfutant les déviances pour mieux définir le dogme. D'après ces témoignages, les clercs Orléanais rejetaient les sacrements du baptême et de la pénitence, ainsi que l'imposition des mains et la bénédiction nuptiale. Ils remettaient donc en cause le pouvoir sacerdotal des prêtres et des évêques, leurs pairs, dont ils critiquaient le manque de sainteté. Ils enseignaient une doctrine de la grâce par laquelle l'homme n'était sauvé que par ses œuvres, c'est-à-dire la perfec tion de sa vie sur le modèle évangélique (chasteté, ascèse et abstinence). Ils apparaissaient dangereux aux autres clercs car ils se prétendaient plus chré tiens qu'eux. De plus, selon leurs censeurs, ils sapaient les fondements mê mes de l'eucharistie, notamment la consécration de l'hostie, le crucifix et le signe de la Croix ou encore le culte des saints . Les origines normandes et les développements en Normandie de ce pro cès n'ont jamais été étudiés. Pourtant, diverses sources établissent des con nections explicites entre la principauté et les maîtres Orléanais condamnés10. L'étude de référence que Robert-Henri Bautier consacra à cette affaire s'atta che à en révéler les ressorts politiques et intellectuels dans le royaume de France mais ne s'attarde pas sur son volet normand". Quant aux historiens normands, ils relèvent simplement l'intervention de Richard II dans cette affaire comme une manifestation exemplaire de son alliance avec le roi Robert12. Or, du point de vue historiographique, le contraste est frappant entre d'une part l'intérêt pour « le grand réveil de l'hérésie » vers l'An Mil dans le Royaume de France13 et d'autre part le peu de curiosité que la question suscite auprès des historiens normands dont l'opinion courante est que la conversion des Normands aboutit à une pratique rigoureusement orthodoxe 8 R. ULABER, Histoires, op. cit., VIII-28 à 30, p. 193-201 ; André DE FLEURY, Vie de Uauzlin abbé de Fleurv. Vita Gauzlini, abbatis Floriacansis monasterii, éd. trad. R.-H. BAUTIER & G. LABORY, Paris, 1969, §56 a-b, p. 96-103. 9 J.-P. POLY, E. BOURNAZEL, La mutation féodale, Paris, 1991, 2e éd., p. 416-420 ; M. ZERNER, « Hérésie », in Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval, dir. J. le Goff et J.-Cl. Schmitt, Paris, 1 999, p. 464-482. 1 0 Cf. infra Tableau récapitulatif des sources analysées dans cet article, n° 1 1 & 12. 11 R.-H. BAUTIER, « L'hérésie d'Orléans», op. cit., p. 81 ; L. THE1S, Robert le Pieux. Le roi de Tan mil, Paris, 1999, p. 209-216. Cet auteur associe le procès des chanoines d'Orléans à la politique de purification conduite par l'Église et le roi. Il y voit aussi la main d'Eudes de Blois et du parti chartrain contre les « Angevins » proche du roi et de la reine. Cette analyse ne ménage aucune place au duc normand pourtant personnellement impliqué par les sources, alors que le comte de Blois-Chartres n'y ligure pas directement. 1 2 D. BATES, Normandy before 1066, Londres, 1 982, p. 66. 13 Pour ne citer qu'une référence récente: D. BARTHÉLÉMY, «An Mil : le grand réveil de l'hérésie », in Le Moyen Age des hérétiques. Les collections de l'Histoire, n° 26, janvier-mars 2005, p. 16-23. Dans le même numéro, la cartographie des témoignages sur les répressions des hérésies dans l'Europe du Nord aux XIe— XII P' siècles (cf. p. 44-45) laisse un grand blanc correspondant à l'ancienne Neustrie entre la Loire et la Somme. Or des dénonciations pour hérésie y sont attestées au moins pour le milieu du XIP siècle, cf. A. CHF.DKV1LLE & N.-Y. TONNERRE, La Bretagne féodale XÎ-XW siècle. Rennes, 1987, p. 233-234. 1022 : les Normands inventent l'hérésie d'Orléans ! 343 exempte de « paganisme et d'hérésie »14. Mais de cette manière, le problème est mal posé. Les spécialistes considèrent aujourd'hui que l'hérésie apparaît là où l'Eglise et le pouvoir laïc veulent la faire exister afin de se renforcer15. Ainsi, l'absence de témoignage relatif à la répression d'hérésies en Nor mandie, ne signifie pas que les Normands étaient de meilleurs chrétiens que les autres, mais que les autorités civiles et religieuses ne s'y engagèrent pas, pour la défense du dogme catholique, sur la voie des persécutions spectacul aires. L'accusation d'hérésie n'est pas, dans la documentation normande, un moyen de lutte contre les troubles sociaux et politiques qui sont systémat iquement présentés en terme d'atteinte à l'autorité ducale et à l'ordre social, mais jamais comme des dissidences religieuses16. Pourtant rien de ce que nous connaissons des caractères intrinsèques (sociaux, politiques et ecclé siastiques) de la principauté dans la première moitié du XIe siècle ne la protégeait a priori des ferments de l'hérésie. Certains de ses habitants, clercs ou laïcs, n'échappèrent sans doute pas aux angoisses morales et aux aspira tions évangéliques qui se manifestèrent alors dans le royaume et aboutirent à la mise en doute des sacrements ainsi qu'à la récusation de ceux chargés de les administrer. Sans entrer dans les détails de l'affaire d'Orléans et de ses ramifications en Normandie, qui feront l'objet de plus amples développements dans une thèse en cours d'achèvement, l'analyse du procès de 1022 du point de vue normand, à partir d'une relecture du dossier réuni par Robert-Henri Bautier et complété par un texte interpolé dans les Gesta Normannorum Ducum de Guillaume de Jumièges, révèle l'insertion profonde de l'histoire de la Normandie dans celle du royaume. Elle oblige en outre à réfléchir à l'état de l'Église et du christianisme en Normandie vers 1020 ainsi qu'aux transfor mations du règne de Richard II. Cependant, il convient au préalable d'établir clairement le rôle des uploads/Histoire/ les-normands-inventent-l-x27-he-re-sie-d-x27-orle-ans-e-van-torhoudt 1 .pdf
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- Publié le Apv 24, 2021
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