Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, octobre 17, 2004. Fr 11.1
Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, octobre 17, 2004. Fr 11.1 Chapitre 11: La décennie des illusions (1919-1930). Du point de vue des relations internationales, l'entre-deux-guerres n'a guère été qu'une trêve, une pause, une parenthèse à l'intérieur de ce que les historiens appelleront un jour "la guerre mondiale": les hostilités, qui avaient débuté en 1912 dans "en 1923 (en Turquie) pour reprendre en 1931 (en Mandchourie) et surtout en 1935 (en Éthiopie, puis, l'année suivante, en Espagne). Du point de vue de la politique intérieure et de l'économie françaises, il s'agit plutôt de la fin d'un cycle: tandis que la IIIe République se révélait incapable de remédier à ses graves défauts, le pays, démographiquement affaibli, ne parvenait pas à surmonter les conséquences économiques du premier conflit mondial, puis de la crise économique des années 1930. Mais, et c'est ce qui justifie la coupure de cette période en deux chapitres, dans les années 1920 la France parvint encore à se faire illusion, et dans une certaine mesure à faire illusion à l'étranger; l'on put avoir l'impression que le régime était stabilisé, que le pays avançait sur la voie de la modernisation économique et de l'apaisement des tensions sociales. Ces années apparaissent dans l'ensemble gaies et prospères; en cela, elles contrastent spectaculairement avec la grande angoisse des années 1930, qui portent sur elles une ombre sinistre. I-Les conséquences de la première guerre mondiale. L'euphorie de l'armistice ne cacha pas longtemps les difficultés auxquelles la France, vainqueur épuisé, dut faire face, ni les profondes divergences qui séparaient ceux que durant trois ans la guerre avait rassemblés de gré ou de force — divergences qui avaient commencé à apparaître au grand jour lorsque la S.F.I.O. avait quitté l'Union sacrée fin 1917. À ces déchirements internes s'ajoutaient les disputes entre puissances victorieuses, et les illusions des hommes au pouvoir quant aux possibilités réelles d'action de la France dans le monde nouveau qui avait émergé de la "grande guerre". Enfin le conflit provoqua un traumatisme collectif et déboucha sur la naissance de nouveaux extrémismes, à droite comme à gauche. A) Pertes et déséquilibres. Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, octobre 17, 2004. Fr 11.2 « Une croix suffit à dire toute la guerre, toutes les guerres. Comme ici, sur ce plateau de Lorette où sont enterrés ceux qui vivaient hier. La croix indéfiniment répétée. Au fond, la guerre n'est qu'une addition. Une addition de coups, d'humiliation, de fatigues, de souffrances, de misères. Je sais que les penseurs et les historiens m'expliqueront très logiquement les causes de la guerre. Mais je me méfie de leur logique. Le signe suffit. Oublier tout lyrisme. Ne regarder que le signe. Le signe de l'addition. Le signe de la croix ». (Georges Hyvernaud, 1902-1983)1 « La Madelon n'était pas sévère, mais les pertes le furent »2: un millions trois cent mille morts et disparus, surtout des hommes jeunes, en âge d'avoir des enfants — car les morts, pour l'essentiel, étaient des militaires: il n'y eut pas de grands massacres de civils. La population active masculine avait diminué de 10,5%… Fin 1918, la grippe "espagnole", venue en fait d'Asie, toucha durement cette population affaiblie, y compris les civils épuisés par les restrictions: elle fit quatre-vingt dix mille victimes3. Si l'on ne tenait pas compte de l'Alsace-Lorraine récupérée, en 1918 la population de la France était revenue au niveau de 1875. La guerre précipita le déclin démographique amorcé depuis le deuxième tiers du XIXe siècle. On comptait à peu près autant de blessés et de personnes frappées d'invalidité permanente que de morts: partout, dans les rues, l'on croisait des "gueules cassées", jeunes gens défigurés ou rendus infirmes par leurs blessures, gazés incapables du moindre effort. Le déficit des naissances s'élevait à un million quatre cent mille enfants non nés — or, la population française était de longue date, de toute l'Europe, celle qui augmentait le plus lentement. C'était une population vieillie (malgré une vague d'immigration dans l'immédiate après-guerre), donc moins dynamique; il y avait eu des pertes irréparables (par exemple dans les milieux intellectuels: Guillaume Apollinaire, mort deux jours avant l'armistice d'une grippe surimposée à des blessures; Louis Pergaud, Ernest Psichari, Charles Péguy, Alain- 1 En réalité, cette citation (inédite — merci à Julien Capron, HK-Kh 1996-1999, pour me l'avoir communiquée) date de la seconde après-guerre. Cependant je la place ici, car elle me semble, d'un point de vue émotionnel, mieux correspondre aux grandes boucheries de soldats de 1914-1918 qu'aux bombardements de civils et aux génocides de 1939-1945; elle m'évoque les grands cimetières militaires de Champagne et de Picardie, leurs croix athées, déspiritualisées, en nombre infini — croix de l'âge des masses et des massacres, de l'âge des totalitarismes. 2 Anaïs Bon, HK-Kh 1999-2001. 3 En Asie, elle fit une vingtaine de millions de morts… Les populations y étaient encore bien plus faibles physiquement qu'en Europe, pour un ensemble de raisons où le premier conflit mondial n'occupait qu'une place très secondaire. Ce qui est intéressant justement, c'est qu'en 1918 une partie de la population de l'Europe industrielle se révéla aussi fragile que celles des pays les plus pauvres du monde, face à une pandémie certes d'une gravité exceptionnelle, mais qui en d'autres circonstances n'aurait fait "que" quelques centaines de victimes, personnes âgées, nourrissons et immunodéprimés. Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, octobre 17, 2004. Fr 11.3 Fournier; la moitié des promotions 1912 à 1914 de la rue d'Ulm). Enfin le déséquilibre des sexes était très prononcé, surtout dans les jeunes générations1. Des régions entières étaient ravagées, bien plus que durant la seconde guerre mondiale: le front avait pris en écharpe le territoire français de la frontière belge à la frontière suisse. Le potentiel économique des départements occupés durant quatre ans avait été systématiquement saccagé; en se retirant les Allemands avaient inondé les mines, tué ou razzié le bétail. Des villes étaient rasées ou presque, comme Arras, Lens, Béthune, Reims, Amiens, Soisson, Saint-Quentin. À Armentières, aucune des sept mille maisons n'était habitable! De ce fait, dans le département du Nord il manquait encore cent mille personnes en 1923, qui n'avaient toujours pas pu se réinstaller. L'agglomération lilloise avait perdu trois cent mille habitants: on s'y entassait dans des baraquements de l'armée américaine2. Dans certaines zones rurales où de longues et dures batailles avaient eu lieu, le sol était définitivement stérilisé — on n'a pu que les reboiser3; ailleurs, on reconstruisit à l'identique ce qu'on put, mais le paysage rural changea quand même: de nombreux châteaux, notamment, ne purent être reconstruits4. En certains lieux, la reconstruction était toujours en cours en mai 1940… Ce fut en 1919 que les journalistes sportifs inventèrent l'expression "l'enfer du Nord" pour désigner le parcours de la course cycliste Paris-Roubaix, non à cause de la difficulté de rouler sur les pavés comme on le croit aujourd'hui, mais à cause du paysage apocalyptique que les coureurs devaient traverser. 1 Un exemple régional particulièrement frappant: en Corse, 4,2% de la population fut tuée ou disparut, soit seize mille personnes, contre 3,5% en moyenne nationale; la grippe espagnole fit six mille victimes; il y avait dix mille invalides, le tout pour une population de deux cent quatre vingt dix mille habitants en 1911 (c'est le chiffre officiel, sans doute surestimé de 10% environ). C'était que l'île était rurale et que l'on s'y engageait volontiers sous les drapeaux — voyez les "chaouches" de Biribi (au chapitre 10). La guerre accentua l'émigration sur le continent, et sonna le glas de l'économie agro-pastorale traditionnelle; cette désertification contribua également à nourrir le sentiment particulariste, fondé sur le constat apparent que les efforts de la République pour l'Île de Beauté étaient inversement proportionnels au sacrifice patriotique des Corses. Dans les années 1920 et 1930, ce sentiment déboucha sur une nette italophilie, voire un "rattachisme" plus ou moins affiché — dans des milieux bien plus étroits cependant que les milieux nationalistes d'aujourd'hui. 2 Les Pays-Bas aussi envoyèrent beaucoup d'aide. 3 Cela dit, c'était nettement moins que ce que l'on prévoyait en 1919: les paysans de ces régions firent des merveilles pour débarrasser le sol des bombes et des éclats, combler les tranchées, etc. 4 En revanche, on reconstruisit à l'identique de nombreux centre-villes anciens, notamment celui d'Arras que l'on classa immédiatement monument historique — mais il n'a pas résisté aux bombardements de la seconde guerre mondiale. Dans d'autres cas, on fit dans le "néo", avec plus ou moins de goût, comme à Béthune; à Lille, on construisit un nouveau beffroi en béton, visible à trente kilomètres à la ronde — très affecté lui aussi par le second conflit mondial, il n'est toujours pas achevé! Parmi les pertes irréparables de la première guerre mondiale, on peeut aussi mentionner la citadelle médiévale de Coucy, dans l'Aisne. Dominée par un donjon de cinquante mètres, le plus haut du monde, c'était le troisième site le plus visité de France. Les Allemands le firent sauter en 1917. Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, octobre 17, 2004. Fr 11.4 Dans le reste du pays, les infrastructures avaient été beaucoup sollicitées et peu entretenues; les chemins uploads/Histoire/ france-11-anneesvingt.pdf
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- Publié le Jui 01, 2021
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