1 « Être noir en France » au XIXe siècle Christelle Lozère, CNRS UMR 8053 LC2S
1 « Être noir en France » au XIXe siècle Christelle Lozère, CNRS UMR 8053 LC2S Les travaux d’Erick Noël révèlent la présence, dès le XVIIIe siècle, de milliers d’individus considérés comme Noirs, « surtout lorsqu’ils sont esclaves aux Îles ou lorsqu’ils entrent, clandestinement ou non, dans le royaume dont toute personne qui foule le sol est réputée libre 1 ». Dans un contexte monarchique aux fortes tensions et inégalités sociales, l’historien met en lumière des parcours de vie d’enfants, de femmes et d’hommes de « couleur », souvent méconnus, en décrivant la réalité et les difficultés de leurs conditions à Paris, Nantes ou encore Bordeaux en tant que domestique, artisan, perruquier ou couturière. Quelques rares personnalités noires, comme le chevalier de Saint- Georges ou Guillaume Lethière, évoluant dans la haute société, auront un destin exceptionnel contredisant les stéréotypes raciaux occidentaux percevant l’Autre à travers une imagerie littéraire largement diffusée – celle du « bon sauvage », aux mœurs dites primitives. La fin de l’Ancien Régime est marquée en France par une prise de conscience nouvelle de la condition noire et une politisation des discours. Les partisans de l’émancipation s’opposent aux défenseurs de l’esclavage. Au mois de février 1788 est créée la Société des Amis des Noirs par Jacques Pierre Brissot. Elle s’inspire des quakers de Philadelphie et de Londres. Constituée de notables et de penseurs disciples des Lumières, elle se donne pour objectif d’obtenir un accord international d’abolition de la traite pour établir ensuite un plan progressif de sortie de l’esclavage. En parallèle des luttes engagées sur le terrain parlementaire, un combat plus discret se joue à Paris mené par un groupe de gens de couleur autour du quarteron Raymond revendiquant l’égalité des droits2. Mais si les théories humanistes se diffusent, l’Assemblée constituante n’est pas immédiatement favorable à un tel bouleversement économique et social. En effet, Saint-Domingue produit alors la moitié du café et du coton mondial et plus du tiers du sucre entraînant un approvisionnement en main- d’œuvre servile issue de la Traite. Sous la pression des lobbys des colons, l’esclavage est maintenu en 1791. Dans les colonies, ce fait soulève des révoltes sanglantes et meurtrières. Le 24 mars 1792, un décret est voté pour que « les personnes de couleur, mulâtres et nègres », de conditions libres puissent voter « ainsi que les colons blancs » dans toutes les assemblées primaires et électorales et être élues. Le premier décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies 1 Erick Noël, Être noir en France au XVIIIe siècle, Tallandier, 2006. 2 Idem. 2 françaises est voté par la Convention le 4 février 1794 sans indemnisation des propriétaires. Les évènements révolutionnaires inaugurent ainsi la présence en France des premiers hommes de couleur impliqués en politique. Jean-Baptiste Belley (Gorée, vers 1746 ; Belle-Île-en-Mer, 1805), dont le célèbre portrait est réalisé par le peintre Girodet-Trioson en 1798, est le premier député noir à la Convention nationale puis au Conseil des Cinq-Cents, représentant le département du nord de la colonie française de Saint-Domingue. Avec le blanc Louis-Pierre Dufay, le mulâtre Jean-Baptiste Mills, né à Cap-Haïtien, fait également partie de la députation tricolore de l’île dont l’intronisation dans l’enceinte de l’assemblée lors de la séance du 16 pluviôse an II (17 février 1794) provoque l’abolition générale de l’esclavage en France. Musicien et escrimeur de talent, le chevalier de Saint-Georges (Guadeloupe, 1745 - Paris, 1799) fréquente activement les milieux abolitionnistes. En tant que militaire, il sera pendant la Révolution à la tête de la Légion noire en faveur de la République au côté du général Dumas3. Avec Toussaint Louverture (Cap français, 1743 ; La Cluse-et-Mijoux, 1803), descendant d’esclaves, il sera l’une des figures symboliques de l’émancipation des Noirs des empires coloniaux européens à la fin du XVIIIe siècle. Mais si les valeurs prônées par la Révolution (Déclaration des droits de l’Homme) semblaient ouvrir la voie à une évolution des regards, l’entrée dans le XIXe siècle est pourtant marquée par l’échec des politiques abolitionnistes révolutionnaires et un durcissement de la politique migratoire. Soucieux de rétablir la prospérité de la France aux Antilles, Napoléon Bonaparte, alors Premier consul, cède aux pressions du lobby colonial. Par la loi du 30 floréal an X (20 mai 1802), il maintient l’esclavage partout où la loi du 4 février 1794 n’avait pas été appliquée (Martinique, La Réunion), puis il est rétabli par arrêté à Saint-Domingue le 27 mai 1802, en Guadeloupe le 16 juillet 1802, et en Guyane le 7 décembre 1802. Le premier empire colonial se disloque. En 1803, Bonaparte vend la Louisiane aux États-Unis. À la suite de la révolte victorieuse des esclaves, la France perd également en 1804 sa plus riche colonie, Saint- Domingue, qui devient indépendante sous le nom d’Haïti. La première République noire libre du monde est ainsi établie. Dans ce contexte troublé, les conditions de vie des gens de couleurs se dégradent dans les colonies et en métropole. Par un arrêté du 13 messidor an X, le Conseil d’État interdit aux « noirs, mulâtres et autres gens de couleur d’entrer sans permission sur le territoire continental de la République4 », à moins d’être munis d’une autorisation spéciale des magistrats des colonies sous peine de 3 Thomas Alexandre Davy de La Pailleterie, dit le général Dumas est le père d’Alexandre Dumas. 4 Recueil des lois de la République française et des actes des autorités constituées, depuis le Régime constitutionnel de l'an VIII : servant de suite au Recueil des lois, proclamations, arrêtés, Volume 10, p. 50-51. 3 détention et de déportation. En juillet 1807, Napoléon Bonaparte ordonne une enquête afin de prendre des mesures tendant à se débarrasser des « nègres sans fortune dont la présence ne peut que multiplier les individus de sang-mêlé5 ». Ce recensement révèle la présence en France de « 821 individus noirs ou de couleur de sexe masculin, 461 de sexe féminin, et 13 dont le sexe n’est pas précisé, c’est-à-dire un total de 1295 6 ». D’après l’historien Michael D. Sibalis, spécialiste de la Révolution française et de Napoléon, le nombre de 1600 ou de 1700 pour tout l’Empire serait en réalité le chiffre le plus proche de la réalité. Les plus grandes concentrations de personnes de couleur se trouvent, selon lui, en Charente-Inférieure et en Gironde, autour de Rochefort et de Bordeaux, et de manière générale dans les villes portuaires. Une mise en spectacle de Noirs débute en France par l’exhibition de Saartjie Baartman, dite la « Vénus hottentote », dans les cabarets et les salons parisiens. D’abord exposée dans une cage à Londres en 1810, elle inspire les vaudevilles et les caricaturistes. Son immense succès attire le regard des naturalistes, dont Georges Cuvier, nourrissant les hypothèses des premières théories racialistes7. À partir de la Restauration, les pensées anti-esclavagistes se diffusent progressivement dans l’opinion publique. En 1823, Cyrille Bissette, né à Saint- Pierre, publie un pamphlet De la situation des gens de couleurs libres aux Antilles françaises8, entraînant une répression politique forte. Condamné aux galères après son procès, l’auteur engagé est défendu notamment par François- René de Chateaubriand et Benjamin Constant avant d’être libéré en 1827. Exilé à Paris, la position de Bissette sur la question de l’abolition se radicalise. Membre de la loge maçonnique parisienne des Trinosophes, il fonde la « Société des hommes de couleur » et, en 1834, la Revue des colonies dont il devient le directeur dans le dessein de combattre l’esclavage par son arrêt immédiat dans les colonies françaises9. Fruit d’une longue lutte, le deuxième décret de l’abolition de l’esclavage est signé le 27 avril 1848 par le Gouvernement provisoire de la Deuxième République adopté sous l’impulsion de Victor Schœlcher. Bissette sera élu député de la Martinique prônant la réconciliation entre les races. 5 Michael Sibalis, Les Noirs en France sous Napoléon : l’enquête de 1807, Rétablissement de l'esclavage dans les colonies françaises 1802 (dir. Marcel Dorigny et Yves Bénot, Maisonneuve et Larose, 2003, p. 96-97. 6 Idem. 7 Franços-Xavier Fauvelle-Aymar, L'invention du Hottentot: histoire du regard occidental sur les Khoisan, XVe- XIXe siècle, Paris, publications de la Sorbonne, 2002. 8 Aujourd’hui, son attribution à Bissette est contestée. 9 Nelly Schmidt, Abolitionnistes de l'esclavage et réformateurs des colonies : 1820-1851 : analyse et documents, Karthala, 200, p. 254. 4 « Être noir en France » au XIXe siècle Partie 2. Avec la constitution du second empire colonial, le regard des Français s’ouvre sur des mondes perçus comme « exotiques » et jusque-là peu connus. Dès 1830, Charles X lance la conquête de l’Algérie. Elle sera l’annonciatrice d’une politique d’expansion impérialiste qui s’étend de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’au XXe siècle, de l’Afrique à l’Asie en passant par l’Océanie. Afficher la richesse et la grandeur de cette nouvelle France, pour justifier et développer la colonisation, apparaît comme un enjeu politique et économique majeur. À travers la presse, les Français vibrent désormais en fonction des rebondissements de l’actualité coloniale. Ils découvrent de nouveaux visages en politique, comme celui de Louisy Mathieu, député de la Guadeloupe, premier esclave libéré à avoir siégé à l’Assemblée nationale constituante, uploads/Histoire/ etre-noir-en-france-au-xixe-sie-cle.pdf
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- Publié le Oct 21, 2022
- Catégorie History / Histoire
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