L'Homme Le Lit, la guerre Nicole Loraux Citer ce document / Cite this document

L'Homme Le Lit, la guerre Nicole Loraux Citer ce document / Cite this document : Loraux Nicole. Le Lit, la guerre. In: L'Homme, 1981, tome 21 n°1. pp. 37-67; doi : https://doi.org/10.3406/hom.1981.368161 https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1981_num_21_1_368161 Fichier pdf généré le 10/05/2018 3T LE LIT, LA GUERRE* par NICOLE LORAUX En polémôi, lêchoi : Ainétos, mort à la guerre ; Aghippia, morte en couches. Deux mentions sur une stèle, consignant le nom de deux illustres inconnus, Spartiates de leur état. En gravant sur des tombes ces inscriptions et d'autres qui leur ressemblent, laconiques comme il se doit mais suffisamment parlantes, les Spartiates obéissaient à une prescription imperative de leur législation funéraire en vertu de laquelle, à en croire Plutarque, « il n'était pas permis d'inscrire sur les tombeaux les noms des morts, excepté ceux des hommes tombés à la guerre et des femmes mortes en couches m1. Association du lit et de la guerre, valeur égale pour l'hoplite et l'accouchée : on mesurera la portée de cette équivalence en rappelant qu'aux yeux de la Grèce entière Sparte passait pour avoir inventé l'idéal hoplitique de la belle mort, celle du citoyen tombé au premier rang des combattants et que chante Tyrtée2. Sans doute faut-il s'empresser d'ajouter que, au contraire de son modèle masculin, la version féminine de la belle mort ne franchit guère les frontières de Lacédé- mone ; du moins ne laisse-t-elle aucune trace dans les récits des historiens grecs * Ce texte a été présenté à Strasbourg, en mai 1980, lors d'un colloque sur « la femme dans les sociétés antiques ». Il a ensuite été discuté dans mon séminaire de l'École des Hautes Études en Sciences sociales, et j 'ai bénéficié alors des remarques et des suggestions d'Hélène Monsacré et de Pierre Vidal-Naquet. Que soient également remerciées Giulia Sissa et Nathalie Daladier, qui m'ont signalé des textes importants. 1. Comparer IG (Inscriptiones Graecae) , V, 1, 713-714 et 699-712 (on cite ici les nos 701 et 714) avec Plutarque, Vie de Lycurgue, 27, 2-3 ; le texte de Plutarque est, certes, corrompu au mauvais endroit, mais l'existence des inscriptions suffit à fonder la correction de Latte, admise par R. Flacelière dans son édition des Belles-Lettres ; voir R. Flacelière, « Les Funérailles Spartiates », Revue des Études grecques, 61 (1948), pp. 403-405. 2. Voir N. Loraux, « La Belle mort Spartiate », Ktèma, 2 (1977), pp. 105-120. On observera que dans les Moralia (238 d), Plutarque réserve aux seuls morts de guerre l'honneur de l'inscription sur la tombe. L'Homme, janv.-mars iç8i, XXI (1), pp. 37-67. 38 NICOLE LORAUX — mais l'histoire, il est vrai, a peu à faire des femmes et de leurs couches3. Bref, généralement considérée comme une pratique intérieure à Sparte, la valorisation de la mort en couches doit, semble-t-il, s'expliquer en termes purement Spartiates. On sait que la grande affaire des femmes de Sparte était la maternité ou, plus exactement, la procréation de beaux enfants, appelés à devenir de robustes citoyens ; c'est ainsi que, bien avant Plutarque, Critias et Xénophon rendent compte de cette étrangeté : l'entraînement sportif auquel sont astreintes à Sparte les jeunes filles, voire les femmes enceintes4. Dans la parthénos, c'est bien sûr la future épouse, procréatrice de citoyens, qui s'exerce, afin que « la semence de l'homme, fortement enracinée dans un corps robuste, pousse de beaux germes et qu'elle-même soit assez forte pour supporter l'enfantement et lutter avec aisance et succès contre les douleurs de l'accouchement » — supporter l'enfantement comme l'hoplite supporte l'assaut de l'ennemi, lutter contre les douleurs : l'accouchement est un combat5. Quant à l'entraînement de la femme enceinte, il est mentionné par Critias, et rien ne dit que le sophiste ait succombé au mirage Spartiate en évoquant cette gymnastique dont son parent Platon fera une rubrique essentielle du programme éducatif de la cité des Lois*. A en croire une tradition édifiante, cette éducation du corps et du courage des femmes portait ses fruits, et c'est à Gorgo, femme du héros des Thermopyles, que revient le soin de proclamer fièrement que, si seules les Lacédémoniennes commandent aux mâles, c'est que seules elles enfantent des mâles7. Mais le propre de l'historien est d'avoir mauvais esprit et de révoquer en doute les traditions bien établies. Aussi cherchera-t-on hors de Sparte et de la tradition Spartiate des traces de cette équivalence des couches et de la guerre. Du côté d'Athènes, la quête est, semble-t-il, vouée d'avance à l'échec : comment la mort d'une femme pourrait-elle se mesurer à l'aune paradigmatique de la mort du citoyen-soldat ? De fait, il n'est institutionnellement à Athènes d'autre opposition que celle de la belle mort, célébrée au cours de funérailles officielles et 3. Encore notera-t-on que, parce qu'elles engagent le destin de la cité, celles des femmes des rois Spartiates sont l'objet de récits : voir Hérodote, V, 39-41 (naissance de Cléomène et de Dorieus) et VI, 63 (naissance de Démarate), ainsi que Plutarque, Vie de Lycurgue, 3, 1-6 et Vie d'Agis, 3, 7. : 4. Xénophon, Constitution des Lacédémoniens , I, 3-4 (où la procréation des enfants est le premier point de l'exposé) ; Critias, DK fr. 32 ; Plutarque, Lycurgue, 14, 3. 5 . Les mots employés par Plutarque sont significatifs : ÙTOpiivouaoa xaXôiç évoque le jzevsiv ou le Û7TOfiivs!.v de l'impératif hoplitique (par exemple : Hérodote, VII, 104 et 209) et àycovî- ÇzaQai -Kpbç xàç œSivaç désigne ce combat qu'est l'accouchement. 6. Lois, VII, 788 d-789 e. La gymnastique des femmes ne vise d'ailleurs pas seulement, chez Platon, à les préparer à l'accouchement, mais également au combat, car le philosophe entend éviter que chaque cité ne soit qu'une demi-cité (celle des hommes) au lieu d'en valoir deux : voir 804 e-805 b, 806 a (critique du régime intermédiaire des femmes Spartiates), 813 e-814 a. 7. Plutarque, Lycurgue, 14, 8 ; cf. Apophtegmes des Lacédémoniens, 227 e. LE LIT, LA GUERRE 39 collectives8, et de toutes les autres morts, morts privées, morts d'hommes et de femmes. Soit. Mais c'est précisément sur les tombes privées que l'on retrouve, contre toute attente, quelque chose comme une symétrie entre la guerre et les couches et, pour n'être pas institutionnel, ce phénomène n'en a pas moins l'importance des faits de mentalité. Sur les reliefs funéraires des cimetières athéniens, le mort est, on le sait, représenté dans ce qui fut sa vie ; aucune allusion n'est faite à la mort qui fut la sienne, à deux exceptions près : mort d'un soldat, mort d'une accouchée9. Certes, les marbriers athéniens n'enfreignent pas la censure qui, dans toute la civilisation grecque, interdit que soit représenté l'instant de l'accouchement ; sur les stèles, le temps s'immobilise en un avant ou un après : ceinture dénouée, cheveux défaits, la femme souffrante s'abandonne aux bras de ses suivantes avant d'enfanter et d'en mourir ; ou bien, dans l'intemporalité d'une présence déjà absente, la morte, assise, regarde d'un œil vague le nouveau-né qu'une servante a pris dans ses bras10. Mais l'essentiel est là : tout comme le soldat, dont la figure est à jamais celle d'un combattant, l'accouchée a conquis ïarétè dans la mort. Sans doute l'expression de cette symétrie n'est-elle pas confiée au discours, mais mise en images. Dira-t-on pour autant qu'elle est moins significative ? Les amateurs de discours auront toutefois de quoi se consoler avec l'épitaphe d'une femme morte en couches dans la seconde moitié du IVe siècle et enterrée au Céramique. Elle s'appelait Kratista, et sa mort est célébrée en vers : « Voici que la poussière a accueilli la fille courageuse de Damainétos, Kratista, épouse chérie d'Archémachos, elle qui, un jour, en couches, a péri d'un trépas gémissant, laissant en sa demeure un enfant orphelin à son époux, »u Comme pour les citoyens enterrés un peu plus loin, au démosion sema, et célébrés à l'égal des kouroi homériques, le vocabulaire est celui de l'épopée, du trépas gémissant (stonoenti potmôi) au mégaron, de l'expression du courage par la force (iphthiman) à la désignation de l'épouse comme compagne de couche (eunin) 8. Sur le radicalisme athénien en matière de belle mort, voir N. Loraux, L' Invention d'Athènes. Histoire de V oraison funèbre dans la « cité classique », Paris-La Haye, 1981, ainsi que « Mourir devant Troie, tomber pour Athènes. De la gloire du héros à l'idée de la cité », Information sur les Sciences sociales, 17, 6 (1978), pp. 801-817. 9. Voir par exemple D. Kurtz et J. Boardman, Greek Burial Customs, Londres, 1972, p. 139, ainsi que P. Devambez, « Le Motif de Phèdre sur une stèle thasienne », Bulletin de Correspondance hellénique, 79 (1955), pp. 121-134 (p. 130). 10. Voir H. Riemann, Kerameikos II. Die Skulpturen, Berlin, 1940, pp. 24-28, B. Schmaltz, Untersuchungen zu den attischen M armorie ky then, Berlin, 1970, pp. 106-107 et H. Môbius, Athenische Mitteilungen, 81 (1966), p. 155. Sur l'exception que constitue la représentation de l'enfant dans les bras de la mère, voir H. Riemann, Kerameikos..., pp. 1-2 et G. M. A. Richter, Catalogue of Greek Sculptures in the Metropolitan Museum of Art, Oxford, 1954- PP- uploads/Histoire/ loraux-le-lit-la-guerre.pdf

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  • Publié le Apv 21, 2021
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