Collection dirigée par Lidia Breda Giorgio Agamben L'ouvert De l'homme et de l'

Collection dirigée par Lidia Breda Giorgio Agamben L'ouvert De l'homme et de l'animal « Le conflit politique décisif, qui gouverne tout autre conflit, est, dans notre culture, le conflit entre l'animalité et l'humanité de l'homme » ; c'est pourquoi « se demander en quelle manière - chez l'homme - l'homme a été séparé du non-homme et l'animal de l'humain est plus urgent que prendre position sur les grandes questions, sur les prétendus valeurs et droits humains ». Une urgence qui est toujours apparue comme telle, du moins depuis que la métaphysique aristotélicienne a défini le principe du vivant, mais qui se manifeste aujourd'hui avec une nouvelle et pressante gravité, en un temps où il est nécessaire de mettre hors jeu la puissante « machine anthropologique » qui, dans la tradition occidentale, a articulé pendant des siècles le corps et l'âme, la vie animale et le logos, le naturel et le surnaturel, les ténèbres et la lumière. En partant d'une lecture de Heidegger et de Kojève, Giorgio Agamben poursuit la réflexion menée dans les livres précédents autour du concept de vie, et s'interroge sur le seuil critique qui produit l'humain, qui distingue et en même temps rapproche humanité et animalité de l'homme, qui décide « à chaque fois et en chaque individu de l'humain et de l'animal, de la nature et de l'histoire, de la vie et de la mort ». Giorgio Agamben L'ouvert De l'homme et de l'animal Traduit de l'italien par Joël Gayraud Bibliothèque Ri.' ges Giorgio Agamben est l'un des phi- losophes italiens contemporains les plus novateurs. Les Éditions Payot & Rivages ont publié Stanze, Enfance et Histoire, Moyens sans fins, Ce qui reste d'Auschwitz et Le temps qui reste. L'OUVERT De l'homme et de l'animal Bible juive du XIII siècle, Les trois animaux des origines, Le banquet messianique des justes, Bibliothèque Ambrosienne, Milan GIORGIO AGAMBEN L'OUVERT De l'homme et de l'animal Traduit de l'italien par Joël Gayraud BIBLIOTHÈQUE RIVAGES Titre original : L'aperto. L'uomo e l'animale © 2002, Bollati Boringhieri, Turin © 2002, Éditions Payot & Rivages pour la traduction française 106, boulevard Saint-Germain - 75006 Paris ISBN : 2-7436-0694-8 S'il n'existait point d'animaux, la nature de l'homme serait encore plus incompréhensible. BUFFON Indigebant tarnen eis ad experimentalem cognitionem sumendam de naturis eorum. THOMAS D'AQUIN Pour assurer la cohérence d'ensemble avec le reste du texte, les citations d'œuvres étrangères disponibles en français ont été révisées par le traducteur. 1. Théromorphe Les trois dernières heures du jour, Dieu s'assied et joue avec Léviathan, comme il est écrit : « Tu as fait Léviathan pour jouer avec lui. » 9 Talmud , Avoda zara La Bibliothèque Ambrosienne de Milan conserve une Bible juive du XIIIe siècle ornée de précieuses miniatures. Les deux dernières pages du troisième volume sont entièrement illustrées de scènes d'inspiration mystique et messianique. La page 135v présente la vision d'Ézéchiel, sans qu'apparaisse toutefois l'image du char : au centre se tiennent les sept cieux, la lune, le soleil et les étoiles, et dans les coins, se détachant sur un fond bleu, les quatre animaux eschatologiques : le coq, l'aigle, le boeuf et le lion. La dernière page (136r) est divisée en deux parties. La moitié supérieure représente les trois animaux des origines l'oiseau Ziz (à la forme de griffon ailé), le boeuf Béhémoth et le grand poisson Léviathan, plongé dans la mer et enroulé sur lui-même. La scène qui nous intéresse ici est la dernière à tous les sens du terme, puisqu'elle conclut aussi bien le livre que l'histoire de l'humanité. Elle représente le banquet messianique partagé par les justes au dernier jour. A l'ombre d'arbres paradisiaques, égayés par le jeu de deux musiciens, les justes, le front ceint d'une couronne, siègent à une table richement dres- sée. L'idée qu'aux jours du Messie les justes, qui ont observé toute leur vie les prescriptions de la Torah, feront festin des chairs de Lévia- than et de Béhémoth sans se soucier de savoir si leur abattage a été ou non kasher, est parfai- tement familière à la tradition rabbinique. Cependant, il est un détail surprenant que nous n'avons pas encore mentionné : sous leurs cou- ronnes, le miniaturiste n'a pas doté les justes d'une figure humaine, mais manifestement d'une tête d'animal. Non seulement nous retrouvons ici, dans les trois personnages de droite, le bec griffu de l'aigle, la tête rouge du boeuf et le chef du lion, mais les deux autres justes représentés sur l'enluminure exhibent l'un les traits grotesques de l'âne, et l'autre le profil de la panthère. C'est également une tête d'animal qui échoit aux deux musiciens, en particulier celui de droite, plus visible, qui joue d'une espèce de vielle en arborant un museau simiesque inspiré. Mais pourquoi les représentants de l'huma- 1 0 nité accomplie sont-ils figurés avec des têtes de bêtes ? Les spécialistes qui se sont penchés sur la question n'ont pas trouvé jusqu'alors d'explication convaincante. Selon Sofia Amei- senowa, qui a consacré une vaste enquête à ce sujet (Ameisenowa, 1949) et tenté d'appliquer aux matériaux hébraïques les méthodes de l'école de Warburg, les images de justes avec des traits animaux renverraient au thème gnos- tico-astrologique de la représentation des doyens théromorphes, selon la doctrine gnosti- que. suivant laquelle les corps des justes (ou mieux des spirituels), en remontant après la .mort à travers les cieux, se transforment en étoiles et s'identifient avec les puissances qui gouvernent chaque ciel. Selon la tradition rabbinique cependant, les justes en question ne sont pas du tout morts : ils sont, au contraire, les représentants du reste d'Israël, autrement dit les justes qui sont encore en vie au moment de la venue du Messie. Comme on peut le lire dans l'Apocalypse de Baruch (29, 4), « Béhémoth apparaîtra de sa terre et Lévia- than surgira de la mer : les deux monstres, que j'ai formés au cinquième jour de la création et que j'ai conservés jusqu'à ce jour, serviront alors de nourriture pour tous ceux qui seront restés ». En outre, pour les spécialistes, le motif de la représentation thérocéphale des archontes gnostiques et des doyens astrologiques n'a rien de pacifique et requiert lui-même une explica- tion. Dans les textes manichéens, chacun des 11 archontes correspond ainsi à l'une des divi- sions du règne animal (bipèdes, quadrupèdes, oiseaux, poissons, reptiles) et, ensemble, aux « cinq natures » du corps humain (os, nerfs, veines, chair, peau), de sorte que la représen- tation théromorphique des archontes renvoie directement à la ténébreuse parenté entre macrocosme animal et microcosme humain (Puech, p. 105). D'autre part, dans le Talmud, le passage du traité où Léviathan est mentionné comme nourriture au banquet messianique des justes suit une série de haggadoth qui semble faire allusion à une économie différente des rapports entre l'animal et l'humain. Du reste, le fait que, dans le royaume messianique, la nature animale elle-même sera transfigurée, apparaissait implicitement dans la prophétie messianique d'Isaïe 11, 6-9 (qui plaisait tant à Ivan Karamazov), où on lit que «le loup demeurera avec l'agneau / et la panthère se couchera près du chevreau ; / le veau et le lion- ceau paîtront ensemble / sous la conduite d'un enfant ». Il n'est pas impossible, cependant, qu'en attribuant une tête d'animal au reste d'Israël, l'enlumineur du manuscrit de l'Ambrosienne ait voulu montrer qu'au dernier jour les rap- ports entre les animaux et les hommes revêti- ront une forme nouvelle et que l'homme se réconciliera avec sa nature animale. 2. Acéphale Georges Bataille avait été si impressionné par les représentations gnostiques d'archontes à têtes d'animaux qu'il avait pu voir au Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale, qu'il leur a consacré en 1930 un article dans sa revue Documents. Dans la mythologie gnosti- que, les archontes sont les entités démoniques qui créent et gouvernent le monde matériel, dans lequel les éléments spirituels et lumi- neux se trouvent mélangés et emprisonnés dans les éléments obscurs et corporels. Les images, reproduites comme documents montrant la ten- dance du « bas matérialisme » gnostique à la confusion des formes humaines et bes- tiales, représentent, selon les didascalies batail- liennes, « trois archontes à tête de canard », un « Iao panmorphe », un « dieu à jambes d'homme, à corps de serpent et à tête de coq », et enfin un « dieu acéphale surmonté de deux têtes d'animaux ». Six ans plus tard, la couver- ture du premier numéro de la revue Acéphale, 1 3 dessinée par André Masson, présentait, comme emblème de la « conjuration sacrée » ourdie par Bataille et un petit groupe d'amis, un corps humain nu et privé de tête. Bien que l'éva- sion de l'homme hors de sa tête (« l'homme a échappé à sa tête comme le condamné à la prison », déclare le texte programmatique [Bataille, p. 445]) n'implique pas nécessaire- ment un renvoi à l'animalité, les illustrations du numéro 3-4 de la revue, où le même nu du premier numéro porte désormais une majes- tueuse tête de taureau, témoignent d'une aporie qui accompagne le projet bataillien tout entier. Parmi les uploads/Histoire/ louver-t.pdf

  • 16
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Aoû 15, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
  • Taille du fichier 1.0837MB