Maîtriser le temps Entretien avec Jacques Le Goff Jacques Le Goff, historien mé
Maîtriser le temps Entretien avec Jacques Le Goff Jacques Le Goff, historien médiéviste dont l’œuvre est mondialement reconnue,vient de faire paraître deux nouveaux livres: L ’Europe est-elle née au Moyen Âge? 1, et Héros du Moyen âge, le saint et le roi 2, un recueil qui reprend, avec de nombreux autres textes, ses célèbres essais sur saint François d’ Assise et sur saint Louis. Depuis la publication de La Civilisation de l’Occident médiéval (Paris, 1964), Jacques Le Goff n’a cessé de placer au cœur de son travail la réflexion sur le temps, dans une double dimension: le temps tel qu’il était vécu et pensé par les hommes du Moyen Âge 3 et les catégories construites par les historiens pour en faire l’histoire 4. C’est pourquoi nous avons estimé qu’il n’y avait pas de meilleur guide pour ouvrir ce dossier sur les temps de l’histoire. Dans le passionnant entretien qu’il a bien voulu nous accorder, et dont nous avons respecté le style oral et vivant, il revient sur ces questions en prenant comme fil conducteur la périodisation de l’Europe et en ouvrant des pistes extrêmement stimulantes pour l’histoire de l’ Afrique (voir l’éditorial de ce numéro). A&H: Quelles sont les questions posées par la périodisation? Il s’agit de savoir à quelles intentions, à quels besoins répondent les efforts de périodisation. C’est d’abord la maîtrise du temps. Les hommes ont éprouvé le besoin d’ins- truments qui permettent de penser et d’utiliser le déroulement du temps tel qu’ils peuvent le connaître. On se heurte aussitôt à des problèmes difficiles, comme la notion de préhistoire. Comment en est-on venu à l’idée qu’il y a un début de l’his- toire et qu’il y a du temps qui n’est pas encore de l’histoire, mais qui est de la pré- histoire? Ce problème important doit se poser aussi en Afrique, sans compter que le continent africain, dans la science préhistorique mondiale, joue un rôle essen- tiel puisque ce serait le continent de l’origine. Entretien réalisé par Jean-Pierre Chrétien & Bertrand Hirsch le janvier . . Paris, Le Seuil, . . Paris, Gallimard, , collection Quarto. . Voir par exemple son essai « Au Moyen Âge: Temps de l’Église et temps du marchand », dans Pour un autre Moyen âge. Temps, travail et culture en Occident: essais, Paris, Gallimard, , p. -. . Cf., entre autres, son article « Calendario » dans l’Enciclopedia Einaudi, Turin, Einaudi, , vol. . A f r i q u e & h i s t o i r e , 2 0 0 4 , n ° 2 Le second motif, qui va se révéler capital pour tous les continents, pour l’Europe mais peut-être plus encore pour l’Afrique actuelle, c’est la question de l’identité. La périodisation permet de définir la construction et la datation d’une identité qui donne sens. A & H: Comment cela s’est-il passé pour l’Europe? Pour l’Europe, les choses sont relativement claires. Il y a d’abord l’apparition du mot qui est une chose que je considère comme très importante; l’apparition du mot, c’est le baptême et le baptême, c’est l’accomplissement de la naissance. Évi- demment je parle là par métaphore, mais le rite chrétien est devenu pour nous une métaphore de la naissance. Concernant l’Europe, nous savons très bien que le terme provient des Grecs, qui l’ont probablement emprunté aux Phéniciens, et qu’il s’est construit, selon les habitudes de la science grecque, un mythe autour d’Europe, mettant en valeur son origine orientale. Ensuite ce terme, pendant la période que l’on appelle l’Antiquité, n’a qu’un rôle géographique puisque le monde occidental s’organise politiquement autour de la Méditerranée et que la Méditerranée coupe l’Europe, laissant de côté ce qui n’est pas méridional, tout en y ajoutant une partie de l’Afrique du Nord. C’est-à-dire qu’il n’y a véritablement aucune adéquation possible entre Europe, monde romain et Antiquité. Par consé- quent j’estime que l’on peut dire que la première ébauche d’Europe se fait avec le Moyen Âge. A&H: Qu’est-ce qui permet de faire remonter cette ébauche de l’Europe au Moyen Âge? Les deux événements qui sont à la naissance de l’Europe sont bien connus, il s’agit simplement d’en noter l’importance. C’est d’une part l’entrée dans un même ensemble culturel des peuples de l’Europe du nord et de l’est, qui se fait en gros entre le ive et le xie siècle (il restera encore les Prussiens et les Lithuaniens). L’Europe renvoie donc à la notion de métissage, et je crois qu’il faut le dire avec force de façon à évacuer absolument les mythes aryens qui sont absurdes. Je ne parle pas ici d’un point de vue politique ou moral, ni même scientifique mais tout simplement objectif, réaliste. Et d’autre part cet ensemble culturel prend sa coloration essentielle du chris- tianisme. Mais il faut ensuite qu’il y ait conscience de l’existence d’une Europe et conscience d’être Européen. Cela apparaît, certes de façon encore assez floue, pendant le Moyen Âge. Contrairement à ce que l’on a dit, l’Europe cesse pendant le Moyen Âge d’être un concept purement géographique. L’Europe y prend un sens de conscience commu- nautaire. Il y a un texte qui parle des Européens et que l’on ne peut pas évacuer, Entretien avec Jacques Le Goff 20 D o s s i e r même s’il ne faut pas en tirer les conclusions perverses que l’extrême droite en tire, c’est celui qui parle de la défaite d’une razzia musulmane en Gaule au viiie siècle, la bataille de Poitiers. Je crois que ce texte est presque un acte de naissance. C’est le signe qu’il y avait au moins des gens qui pensaient aux habitants de cette partie de la terre comme ayant les mêmes caractères, comme des « Européens ». Et le terme Europe apparaît dans les textes beaucoup plus souvent qu’on ne l’a dit (il y a eu une excellente étude parue il y a une dizaine d’années dans Past and Present sur ce sujet). Si on examine ces textes, l’Europe fait partie de la conscience cultu- relle et politique des clercs et n’est donc plus une notion purement géographique. Ensuite on peut affirmer qu’il y a un progrès au xve siècle, mais toujours sous une emprise religieuse, parce que c’est face aux Turcs que la conscience de l’Europe se précise. Ce n’est pas un hasard si des deux textes qui expriment cette prise de conscience de l’Europe à un degré supérieur, l’un est le traité Europa écrit par le pape Pie II au milieu du xve siècle, un traité évidemment dominé par l’appréhen- sion des Turcs. Je ferai ici une digression: la plupart des textes qui, depuis l’Antiquité et les Grecs, ont parlé des habitants de l’Europe, les ont présentés comme des peuples guerriers, avec des nuances qui vont du courage à l’agressivité. Pour certains ce sont des gens courageux, pour d’autres ce sont des agresseurs. Et l’opposition se fait avec les Asiatiques qui sont présentés comme, je dirais des « mollassons », mais qui, en revanche, sont beaucoup plus raffinés du point de vue de leur civilisation. C’est amusant comme le marxisme, quelle qu’ait été son importance – ce n’est pas moi qui nierai l’importance de Marx, même si, malgré ce qu’il pensait de lui-même et ce qu’il a affirmé, il était souvent beaucoup moins neuf qu’il ne le disait –, a été d’une certaine façon l’héritier de ces conceptions à travers les notions de despo- tisme oriental et de mode de production asiatique. A&H: Quand la période dite « Moyen Âge » se termine-t-elle? Comme vous le savez, la périodisation régnante actuelle, et qui règne depuis le xixe siècle, fait s’arrêter le Moyen Âge à la fin du xve siècle. On a justifié cette cou- pure, cette périodisation, par un changement profond dans la civilisation. C’est ce qu’on a appelé la Renaissance. On voit cette notion apparaître chez Michelet et s’imposer avec le fameux livre du Suisse Burckhardt sur La civilisation de la Renaissance en Italie (un ouvrage publié en allemand en puis traduit en fran- çais en ), notion qui sera immédiatement étendue à l’ensemble de l’Occident. Michelet, dans sa conception d’une nouvelle période différente du Moyen Âge, associe d’une façon extrêmement étroite la Réforme à la Renaissance; pour lui le fondateur de la modernité était Luther. Je dois le dire, je suis très hostile à cette périodisation. D’abord j’estime que s’il y a effectivement un certain nombre de nouveautés à cette époque, il y en a toujours eu pendant le Moyen Âge. On touche là une notion qu’il faut, me 21 Maîtriser le temps semble-t-il, avoir en tête quand on cherche à établir une périodisation : c’est qu’une période connaît des tournants. Il se trouve qu’en Europe ces tournants se sont en général présentés comme des retours à une sorte d’âge d’or antérieur, parce que l’Europe a longtemps vécu sur le mythe de l’âge d’or. Remarquez au passage que nous avons là un renversement complet avec le marxisme et d’une façon plus générale avec le socialisme au xixe siècle (puisque cela se retrouve dans le socialisme utopique): c’est le uploads/Histoire/ maitriser-temps-entretien-avec-jacques-le-goff.pdf
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- Publié le Mar 29, 2021
- Catégorie History / Histoire
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