Actes Sémiotiques n°118 | 2015 1 LOMO sapiens : de la photographie Dario Mangan

Actes Sémiotiques n°118 | 2015 1 LOMO sapiens : de la photographie Dario Mangano Université de Palerme Numéro 118 | 2015 Pour photographier le mieux possible, il faut vivre de façon la plus photographique possible, ou alors juger photographiable chaque instant de sa vie. La première voie porte à la stupidité, la seconde à la folie. Italo Calvino, L’aventure d’un photographe 1. Sémiotique et photographie Une des questions les plus fréquentes, dans les recherches sur la photographie, est liée à la valeur de médiation de l’image et donc au rapport qu’elle entretient avec la soi-disant réalité. D’un côté, la certitude de la présence devant l’objectif de ce que nous voyons représenté, une copie du monde excluant la nécessité d’un code pour être comprise, de l’autre, l’imposition d’un point de vue situé dans le temps et l’espace qui, par ces choix obligés, porte en soi le germe d’une stratégie de la communication. La sémiotique devient ainsi l’instrument pour analyser ces stratégies, pour rechercher des signifiés plus ou moins cachés, en démontant l’évidence supposée de l’image photographique. De très nombreuses études et analyses ont eu pour objectif d’enquêter sur ces questions, en se concentrant sur le produit de l’acte photographique : le texte-image. La perspective inverse, comme le rappelait Barthes1, a également été poursuivie, surtout par les historiens, qui se sont concentrés sur la figure du producteur, c’est-à-dire du photographe. On a peu écrit en revanche sur la production, et en particulier sur l’objet qui la rend possible, l’appareil à photo2. Les processus sémantiques explicitement impliqués dans l’utilisation de l’appareil semblent n’être en rapport qu’avec son fonctionnement, la façon dont l’appareil communique avec l’utilisateur et dont, par son biais, il doit être utilisé. La sémiotique comme mode d’emploi, en quelque sorte : objectif noble, certes, mais non pas unique — et cela pour une bonne raison : les instruments que nous utilisons pour effectuer nos activités les plus variées ne sont jamais des prolongements fournissant des capacités à un sujet sans intervenir en retour sur lui-même. Si nous sommes obligés d’agir sur un objet pour produire une image, il est logique de penser qu’à cette action correspondra une réaction, que la machine en quelque sorte agira sur nous. Dans le cas de la photographie, le sujet agissant n’est jamais seulement humain. Une photo est le résultat d’une relation entre un homme et une machine, produisant une nouvelle subjectivité, le photographe justement, qui ne formule pas seulement des programmes d’action spécifiques, mais qui, surtout, perçoit le monde de façon différente. 1 La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 12. 2 Voir cependant Antinio Pennisi, Segni di luce, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2002. Actes Sémiotiques n°118 | 2015 2 Sans l’appareil photo, ce n’est pas seulement la photographie qui manque, mais le photographe qui disparaît, cet étrange monsieur qui, lorsqu’il observe le monde, voit justement des images photographiques. Une perspective de ce genre transforme profondément le rôle de la sémiotique dans sa réflexion sur la photographie. Il ne s’agit plus (seulement) de dévoiler les structures ardues de la composition visuelle, ou de retrouver des signifiés seconds et d’éclairer le rôle des différents dispositifs sémantiques qu’use le huitième art, mais de suivre le concept de la forme de l’empreinte dont parle Floch3, en dépassant les confins du texte photographique, perçu traditionnellement dans une dimension fondée sur le discours. C’est dans l’appareil que l’empreinte prend sa forme (suivant Hjelmslev) et que les conditions d’existence de la photographie se révèlent. Ceci ne veut pas dire que l’appareil à photo ne conduise de façon déterminée qu’à certains résultats, simples traces d’un système virtuel dans lequel on fournit, pour certains photographes, les conditions d’existence et, avant cela, un certain type de regard. La question référentielle que nous évoquions au début passe ainsi au second plan, à la grande joie de tous ceux qui pensent la sémiotique comme un moyen visant à évaluer la révolution numérique selon une adhésion plus ou moins grande au réel4 alors que, de toute évidence, le jeu entre les deux technologies ne se situe pas sur ce plan. Le centre de la question n’est pas la possibilité de modifier plus ou moins facilement une image photographique, mais la façon dont elle est réalisée, pensée, distribuée, c’est-à- dire le sens qu’elle prend dans le contexte social qu’elle contribue à construire. Il s’agit de démonter un dispositif, en l’occurrence un appareil à photo, pour voir comment il fonctionne, au-delà de l’idée commune que l’on s’en fait. C’est au fond ce que fait Greimas lorsqu’en analysant le lexème « colère » dans Du Sens II, il découvre des parcours narratifs latents et des virtualités sémantiques, montrant comment la définition du dictionnaire, sorte de manuel opératoire de la langue, ne tient pas compte de l’articulation complexe qui caractérise cette configuration passionnelle. 2. Le rôle de la machine Les conséquences de ce que nous avons souligné sont importantes pour notre enquête. Suivant notre raisonnement, l’esthétique photographique n’est pas une esthétique abstraite, humaine en profondeur, qui nous ferait distinguer le beau du laid comme des catégories de pensée ; elle est au contraire profondément liée à l’instrument utilisé : l’homme à la caisse de bois des premiers daguerréotypes, l’homme à la reflex, l’homme à appareil photo numérique, et comme nous le verrons, l’homme à la Lomo, ne sont pas les mêmes photographes. Non seulement à cause des différences d’images produites, dues à la qualité des appareils (qualité des optiques, précision de l’exposition, etc.) mais du fait que ces photographes, au moyen de ces appareils, voient de façon différente le monde qui les entoure. Quand on parle des premiers appareils Leica 35mm à télémètre (vers 1930), on en parle comme d’un appareil qui, grâce à ses dimensions réduites, a rendu possible le journalisme photographique. Comme si ce dernier, vu comme modèle esthétique, avait été là, quelque part, à attendre un instrument pour pouvoir être mis en pratique. Le problème n’est pas d’avoir un appareil suffisamment léger pour partir sur la route et rapporter des faits divers ou témoigner des guerres, mais 3 Cf. Jean-Marie Floch, Les formes de l’empreinte, Périgueux, Fanlac, 1986. 4 Cf. Claudio Marra, L’immagine infedele, Milan, Mondadori, 2006. Actes Sémiotiques n°118 | 2015 3 de pouvoir penser que des événements de ce genre sont photographiables, d’avoir ce type de regard, cette attention pour la réalité qui nous entoure, mais aussi, pourquoi pas, ce désir. Ceci naît de la dimension et du poids, mais aussi de la façon particulière de régler l’appareil, de viser un sujet, d’enrouler la pellicule, etc. Avant la Leica, ce qui était jugé digne d’une photographie, le spectrum comme dit Barthes5, et la manière dont tel fragment de réalité, pour ainsi dire, devenait image, était bien différent. Certains spectra, tout simplement, n’existaient pas. L’histoire de la photographie est aussi l’histoire des sujets photogéniques, peu à peu pertinents dans un certain réseau social et technique (d’abord des coquillages et des feuilles puis des villes, puis des visages…). Si l’image est un acte et non pas une chose, comme disait Sartre, l’image photographique est le fruit de l’interaction de l’homme avec la machine. Ce n’est pas un hasard si Lazlo Moholy-Nagi a été obsédé par la présence de l’ombre de l’opérateur sur l’image, que d’autres photographes considéraient par contre comme une erreur banale6. Ce défaut naît lorsque la source de lumière illuminant la scène se trouve derrière le photographe, ce qui, pour ce grand artiste, montrait la valeur de la révélation de l’artifice photographique. Il faisait voir ce que la photographie efface par définition, en énonçant l’énoncé. D’après Stoichita, c’est à la photographie que des artistes comme De Chirico, Picasso et Duchamp doivent la présence de sombres silhouettes dans leurs œuvres7. Nous reviendrons sur cette question, car la LOMO, l’appareil dont nous parlerons sous peu, est une vraie usine à erreurs. 3. Nomen omen LOMO est un acronyme désignant une industrie optique (Leningrad Optics & Mechanics Amalgamation) siégeant à Saint-Pétersbourg, et qui, en 1982, en plein régime communiste, obtint l’appel d’offre pour produire un appareil photo permettant au peuple soviétique de faire l’expérience des plaisirs de la photographie. La LOMO LC-A : Lomo LC-A c’est son nom, n’était pas un produit original ; il s’agissait d’une copie à l’identique ou presque d’un appareil japonais très spartiate, appelé Cosina CX-1 : Cosina CX-1 5 In La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980. 6 Cf. Clément Chéroux, Fautographie. Petit histoire de l’erreur photographique, Crisnée, Yellow Now, 2003. 7 Cf. Victor Stoichita, Brève histoire de l’ombre, Genève, Droz, 2000. Actes Sémiotiques n°118 | 2015 4 qui eut un bon succès en Union Soviétique, au point d’être vendu partout dans le bloc communiste, y compris l’ex-Tchécoslovaquie. C’est à Prague qu’en 1991, alors que la production faiblissait (avec la chute du bloc communiste, peu de gens pouvaient se permettre cet achat), que deux étudiants autrichiens achetèrent sur un marché deux appareils d’occasion de ce type. Un an après, ils fondaient à Vienne la Lomographic Society, à mi-chemin entre cercle culturel et véritable agence de promotion pour ce uploads/Industriel/ as-118-nature-mangano 1 .pdf

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